Un livre à lire absolument (malgré un petit côté désagréable de règlement de compte entre apparatchik), pour comprendre les raisons techniques, politiques et psychologiques qui ont abouti à la catastrophe de Tchernobyl.

 

La vérité sur Tchernobyl


Grigori Medvedev

Albin Michel, 1990.

 


 

Le très long extrait ci-dessous montre comment les opérateurs du réacteur (bien que certains soient en grande partie responsable du déclenchement de la catastrophe) se sont montrés héroïques pour "empêcher" que les autres réacteurs proche du n°4 ne se trouvent eux aussi en péril...


Extrait:

26 avril 1986

1 h 23 mn 58 s... Quelques instants avant l'explosion. Les personnes présentes dans la salle de commande de la tranche n° 4 se trouvent aux endroits suivants :
Léonid Toptounov, ingénieur principal chargé du pilotage du réacteur et Alexandre Akimov, chef de quart de la tranche, sont près du pupitre des opérateurs de la salle où se trouvent les commandes du réacteur. Près d'eux, Youri Tregoub, chef du quart précédent, et deux jeunes stagiaires, Alexandre Koudriavtsev et Victor Proskouriakov, qui viennent tout juste de passer l'examen d'ingénieur. Ils observent leur camarade Léonid Toptounov travailler, ils font leur apprentissage. Le bouton AU a été pressé 20 secondes plus tôt. L'ingénieur principal et le chef de quart observent avec perplexité le pupitre où les indicateurs Selsyn (pareils à des cadrans de réveils) montrent la position des barres absorbantes. Une fois le bouton AU pressé, les lampes des voyants s'allument; on a l'impression qu'elles sont chauffées au rouge. Akimov se précipite sur la manette d'arrêt des servomoteurs (asservissements électriques pour le déplacement des barres absorbantes), tourne la manette, mais les barres ne descendent pas. Elles restent coincées à mi-course.

- Je n'y comprends rien ! s'écrie Akimov avec désarroi.

Désemparé, affolé, une expression perplexe sur son visage blême, Toptounov pousse les boutons pour créer un débit d'eau dans les canaux de combustible et déplacer la marge d'ébullition. Le tableau de contrôle des canaux s'allume, le débit est donc à zéro, ce qui veut dire que le réacteur n'a plus d'eau et que la marge d'ébullition...

Un vrombissement se fait entendre du côté du hall central, c'est la crise d'ébullition. Les canaux explosent.

- Je n'y comprends rien ! Que diable se passe-t-il ? ! Nous n'avons fait aucune erreur..., s'écrie de nouveau Akimov.

Anatoli Diatlov, grand, pâle, la chevelure grisonnante rejetée en arrière, s'approche du pupitre des opérateurs qui commandent le réacteur. Il est désemparé, son visage a une expression figée :
- Nous n'avons fait aucune erreur... C'est pas possible... Nous...

Boris Stoliartchouk, ingénieur principal chargé de la conduite de la tranche, se trouve au pupitre P, dans la partie centrale de la salle de commande (installation d'alimentation du dégazeur). Il commute sur les lignes d'alimentation du dégazeur et règle le débit d'eau alimentaire dans les séparateurs. Lui aussi est désemparé, mais il reste convaincu d'avoir tout fait correctement. Des coups brusques venant des entrailles du réacteur lui martèlent les tempes. Il veut faire quelque chose pour interrompre ce vrombissement menaçant, mais il ne sait quoi. Il est dépassé par les événements.

Igor Kerchenbaum se trouve au tableau T (commande des groupes turbo-alternateurs - partie droite du tableau des opérateurs). Serguei Guazine, qu'il vient de relayer, est resté pour suivre les essais. C'est justement Igor Kerchenbaum qui est chargé de toutes les opérations visant à mettre en service le turbo-alternateur n° 8 sur son inertie. Il effectue le travail selon le programme arrêté et d'après les indications d'Akimov, chef de quart. Il est sûr qu'il ne fait pas d'erreur. Toutefois, devant le désarroi d'Akimov, de Toptounov et de Diatlov, il est saisi d'angoisse. Mais il n'a pas le temps de paniquer : il est débordé. Il suit avec Metlenko sur le tachymètre les rotations du rotor en inertie. Tout semble fonctionner normalement. Au tableau de commande des turbines, Razim Davletbaiev, adjoint au chef du service des turbines, remplit ses fonctions...
A gauche, sur le tableau de commande du réacteur, le tableau synoptique indique qu'il n'y a pas d'eau dans les canaux et que la marge par rapport à la crise d'ébullition est donc dépassée...
« Que diable se passe-t-il ? se dit Akimov, indigné et désemparé. Pourtant les 8 pompes de circulation principales fonctionnent ! »
Il jette alors un coup d'oeil sur les ampèremètres de charge. Les aiguilles oscillent autour de zéro.

- Elles ont lâché!... Akimov s'effondre une fraction de seconde, puis reprend ses esprits. Il faut envoyer de l'eau!...

A ce moment, de terribles coups retentissent à droite, à gauche, et en bas, suivis immédiatement par une explosion d'une force colossale, qui détruit tout alentour; l'onde de choc est accompagnée d'une poussière blanche comme de la neige et d'une vapeur radioactive, humide et chaude, d'une pression écrasante, qui envahit la salle de commande de la tranche déjà anéantie; comme lors d'un tremblement de terre, les murs et le plancher se mettent à vibrer. Des débris tombent du plafond. Dans le couloir du dégazeur, les vitres se brisent, la lumière s'éteint, seuls les trois voyants lumineux de la batterie d'accumulateurs sont éclairés, les courts-circuits crépitent en lançant des étincelles fulgurantes ; toutes les liaisons électriques, les câbles de force et de contrôle lâchent sous le coup de l'explosion...

Dans le vrombissement et le bruit, Diatlov ordonne d'une voix épuisée :

- Refroidissez de toute urgence !

Mais plus qu'un ordre, c'est un gémissement d'horreur. On entend le sifflement de la vapeur, le bouillonnement de l'eau chaude qui ruisselle Dieu sait où. La bouche, le nez, les yeux, les oreilles se couvrent d'une poussière farineuse, la gorge se dessèche, les sens et les sentiments se figent. Ce coup inattendu comme la foudre paralyse entièrement, annihilant en même temps tout sentiment de douleur, d'effroi, de culpabilité et de malheur irréparable. Tout reviendra, mais pas immédiatement. Dans un premier temps, la peur disparaît pour laisser place au désespoir. Pendant longtemps encore, et pour certains jusqu'à la mort, domineront le mensonge qui sauve et berce, les mythes et les fables nés d'esprits attardés, déjà sombrés dans une demi-folie...

-
Merde!..., s'écrie Diatlov paniqué. Ça a explosé... Où ?... On dirait que c'est le réservoir de secours (du système de commande de la protection).
Cette version, née dans le cerveau ébranlé d'Anatoli Diatlov, hantera encore longtemps les esprits, apaisant les mauvaises consciences, couvrant les carences d'une volonté paralysée, convulsive, désordonnée. Elle parviendra à Moscou et on y croira jusqu'au 29 avril: elle est à l'origine de mesures qui ont fait augmenter le nombre de décès... Mais pourquoi donc ? Eh bien, parce que cette explication est la plus facile. Elle justifie et déculpabilise tous les responsables à tous les échelons. En particulier ceux qui, par miracle, réchapperont du noyau radioactif de l'explosion. Ils ont besoin de force, et seule une relative paix de l'esprit peut la leur donner.
Une nuit insupportable les attend, une nuit où ils vaincront la mort...

- Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que c'est ? s'écrie Alexandre Akimov, dès que le brouillard de poussière s'est un peu dissipé, et que le vrombissement s'est tu.
Le chuintement de la vapeur radioactive et de l'eau ruisselante sont les derniers cris du géant nucléaire à l'agonie.
Alexandre Akimov, grand gars robuste de 33 ans, portant des lunettes sur son large visage rose, les cheveux noirs ondulés recouverts d'une poudre de poussière radioactive, s'agite en son for intérieur et ne sait pas par quoi commencer.

- C'est du sabotage ? Ce n'est pas possible !... On a tout fait correctement.

Léonid Toptounov est tout jeune, 26 ans. Potelé, teint vermeil, moustache en brosse. Il a terminé ses études à l'Institut il y a tout juste trois ans. Il est désemparé, pâle, et donne l'impression de redouter un coup sans savoir d'où il partira. Perevoztchenko accourt dans la salle de commande, tout pâle, couvert de poussière et d'éraflures à bout de souffle

- Alexandre Fiodorovitch ! crie-t-il à Akimov d'une voix haletante. Là-bas... et il lève les bras en direction du hall central... C'est affreux là-bas... la plaque tubulaire du réacteur est en train de s'effondrer... et les dalles de l'assemblage. Elles sautent comme si elles étaient vivantes... Et ces... explosions... Vous avez entendu? Qu'est-ce que c'est ?...

A cet instant, un silence sourd et cotonneux règne alentour, interrompu seulement par le bruissement inhabituel, inconnu et glaçant, de la vapeur, et par le ruissellement de l'eau. Les oreilles sifflent. Il règne le silence qui suit les grandes secousses volcaniques. Une odeur aigre emplit l'air, semblable à celle de l'ozone, mais plus âcre. La gorge se dessèche...
Boris Stoliartchouk, le visage blême, égaré et impuissant, regarde anxieusement Akimov et Diatlov.

- Du calme ! lui dit Akimov. Nous n'avons fait aucune erreur... Il s'est passé quelque chose d'incompréhensible...
Et à Perevoztchenko :
- Cours, Valeri, va voir là-haut ce qui se passe...

A ce moment, la porte qui sépare la salle de commande de la salle des turbines s'ouvre toute grande. Viatcheslav Brajnik, l'opérateur principal des turbines, tout noirci de fumée, une expression d'angoisse extrême sur le visage, entre en courant.

- La salle des turbines flambe! crie-t-il d'une voix stridente, ajoutant quelque chose d'incompréhensible.
Puis, il ressort comme une flèche en direction du feu et des rayonnements déchaînés.

Razim Davletbaiev, adjoint au chef du service des turbines et Piotr Palamartchouk, chef du laboratoire de l'entreprise chargée de la mise en service, le suivent et courent vers la salle des turbines. Palamartchouk était venu de nuit pour relever les caractéristiques vibratoires du générateur n° 8, avec les collaborateurs de l'usine de turbines de Kharkov. Akimov et Diatlov s'élancent vers la porte ouverte. C'est l'horreur. Quelque chose d'inconcevable. Le feu fait rage en plusieurs endroits aux niveaux 12 et 0. La turbine n° 7 est recouverte de décombres, la toiture a cédé. Les conduites d'huile se sont rompues et l'huile brûlante gicle sur le revêtement de plastique. Les décombres fument. Le plastique jaune est recouvert de graphite et de morceaux de combustibles incandescents. Tout autour, le plastique est la proie d'une flamme rouge. Fumée, odeur de brûlé. Les cendres tombent en pluie noire. L'huile continue de gicler de la tuyauterie cassée, le toit détruit est sur le point de s'effondrer, le panneau de recouvrement se balance audessus du gouffre de la salle des turbines. Bruit et grésillement du feu crépitant dans les hauteurs. L'eau bouillante radioactive gicle à grands jets de la bride cassée de la pompe d'alimentation, contre la paroi du condensateur. Une vive lueur violette brille au niveau 0 : c'est l'arc électrique formé sur le câble de haute tension rompu. La conduite d'huile est complètement cassée. L'huile brûle. Du toit détruit de la salle des turbines, une épaisse colonne de poussière noire de graphite radioactif dégringole vers la turbine n° 7. Cette colonne s'élargit vers le niveau + 12 et se répand à l'horizontale, recouvrant les gens et le matériel. Akimov se précipite sur le téléphone :

- 01 ! Vite!... Oui. Oui ! La salle des turbines est en feu !... Le toit aussi... Oui oui ! Ils sont déjà partis ? Très bien ! Vite !...

La brigade du lieutenant [des pompiers] Pravik* est déjà en train de déployer ses véhicules près des murs de la salle des turbines et se lance à l'assaut...
Diatlov sort précipitamment de la salle de commande ; ses baskets crissent sur le verre brisé. Il fait irruption dans la salle de commande de secours, située tout contre les escaliers. Il appuie sur le bouton AU (arrêt d'urgence) et tourne la clé pour couper les conduites électriques. C'est trop tard. A quoi bon ? Le réacteur est détruit... Mais Anatoli Diatlov pense autrement. Il s'imagine que le réservoir de secours du système de commande de la protection a explosé dans le hall central et que le réacteur est intact...
... La salle de commande de secours est jonchée d'éclats de verre qui crissent sous les pas. Une forte odeur d'ozone se dégage. Diatlov regarde par la fenêtre en penchant sa tête à l'extérieur. Il fait nuit. Il entend le vrombissement et le chuintement des flammes crépitantes qui s'élèvent en tournoyant. Dans la lueur rougeâtre du feu gisent d'effrayants débris de structures, de poutres, de briques et de béton en miettes. Sur le goudron autour de la tranche, quelque chose traîne, de très épais, noir comme du jais... Mais il ne réalise pas que c'est le graphite qui s'écoule du réacteur. Même tableau dans la salle des turbines. Morceaux incandescents de graphite et de combustible... Mais Diatlov n'est pas en état de saisir vraiment l'horreur de ce qu'il voit...
Il revient à la salle de commande, partagé entre un sursaut de volonté qui le pousse à agir, l'apathie et un désespoir sans fond. En entrant dans la salle de commande, il tend l'oreille.
Piotr Palamartchouk s'efforce vainement d'entrer en contact avec le local 604 où son subordonné, Volodia Chachenok, surveille des instruments. Pas de réponse. Palamartchouk réussit à faire le tour du turbo-alternateur n° 8, à descendre au niveau 0, où il trouve les spécialistes de Kharkov dans le laboratoire mobile monté sur une Mercedes-Benz. Il insiste pour qu'ils quittent la salle des turbines. Il est vrai que deux des spécialistes ont déjà eu le temps de recevoir une dose mortelle...
Entre-temps, Akimov a déjà demandé de l'aide à tous les chefs de service et d'atelier et réclamé des électriciens de toute urgence. La salle des turbines est en feu, il faut refouler l'hydrogène hors des alternateurs, rétablir l'alimentation électrique des principaux utilisateurs.

- Les pompes de circulation primaires sont à l'arrêt ! crie-t-il à Alexandre Lielietchenko, adjoint au chef du service électrique. Je n'arrive pas à mettre une seule pompe en route ! Il n'y a plus d'eau dans le réacteur ! Vite, de l'aide !
Davletbaiev appelle Akimov et Kerchenbaum d'une cabine de la salle des turbines :

- N'attendez pas l'arrivée des électriciens, il faut immédiatement refouler l'hydrogène de l'alternateur n° 8 !

Le téléphone du dosimétriste ne répond pas, la ligne a été coupée, seuls fonctionnent les téléphones urbains. Tous les opérateurs sentent les rayonnements battre dans leurs entrailles. Quelle dose ? Quel est le fond de rayonnements ? Nul ne le sait, puisqu'il n'y a pas d'appareils de mesure dans la salle de commande. Il n'y a pas non plus de masques « pétales », pas de comprimés d'iodure de potassium, et pourtant, cela ne ferait pas de mal. Qui sait... Le contact avec le tableau de dosimétrie ne s'établit pas...

- Vas-y Piotr, dit Akimov à Palamartchouk, passe chez Nikolaï Gorbatchenko ; va voir pourquoi il ne répond pas...

- Moi, je vais chez Chachenok, il faut que j'y aille. Quelque chose ne marche pas là-bas. Il ne répond pas...

- Emmène Gorbatchenko chez Chachenok...

Akimov pense à autre chose :
il faut contacter Brioukhanov et Fomine... Il faut... Il y a tant à faire... Le réacteur est sans eau. Les barres absorbantes du système de commande de protection sont coincées à mi-course... Sa conscience est vaseuse et il étouffe... Il étouffe de honte... Une vague tantôt chaude tantôt glacée envahit son coeur, lorsque son cerveau enflammé essaie de saisir le sens de ce qui vient de se passer. Ah ! quel choc! un choc causé par le sentiment d'une responsabilité écrasante. Il en sent tout le poids qui tombe sur lui. Il faut faire quelque chose. Tout le monde attend qu'il prenne une décision... A côté, Proskouriakov et Koudriavtsev, les stagiaires, s'agitent en vain, désoeuvrés... Les barres sont restées bloquées... Bien sûr... Et si on les insérait manuellement à partir du hall central ?... C'est une idée !... Akimov s'anime et se met à supplier Proskouriakov et Koudriavtsev, alors qu'il est leur supérieur. Tous ces hommes qui se trouvent dans le local dépendent directement de lui, mais il ne s'en fait pas moins suppliant :

- Camarades, allez dans le hall central et tournez la manivelle des barres. Il faut les insérer manuellement. D'ici, c'est impossible...
Proskouriakov et Koudriavtsev y vont. Braves gars, tout jeunes, si jeunes et si innocents. Ils s'en vont vers la mort...

Valeri Perevoztchenko, chef de quart du service du réacteur, est, semble-t-il, le premier à saisir toute la gravité de ce qui vient de se passer. Il a vu le début de la catastrophe. Il croit déjà à l'irréparable. Il sait que tout va être détruit. Il a tout vu dans le hall central... Après cela, le réacteur ne peut plus exister. Il n'y en a tout simplement plus. Et s'il n'y en a plus, cela veut dire...
Il faut sauver les gens. Il doit porter secours à ses hommes. Il est responsable de leurs vies. A partir de cet instant, tout son esprit va tendre vers ce but. Et pour commencer, il part à la recherche de Valeri Khodemtchouk...

Témoignage de Nikolaï Fiodorovitch Gorbatchenko chargé du service de radioprotection :

« Au moment de l'explosion, je me trouvais dans les locaux du tableau de dosimétrie. Plusieurs secousses d'une force terrible ont eu lieu. J'ai cru que c'était la fin, que c'en était fait de moi. Mais non, j'étais bien en vie, je tenais sur mes pieds. Le jeune Pschenitchnikev me secondait au tableau de dosimétrie. J'ai ouvert la porte qui donnait sur le couloir du dégazeur, d'où s'élevaient des tourbillons de poussière blanche et de vapeur. La vapeur avait une odeur caractéristique. Les éclairs des décharges retentissaient. Ça court-circuitait. Les panneaux de la tranche n° 4 s'éteignirent immédiatement sur les tableaux de dosimétrie et cessèrent de fonctionner. Que se passait-il dans la tranche ? Quelle était le niveau de rayonnements ? je n'en savais rien. La signalisation d'urgence clignotait sur les panneaux du réacteur n° 3 (la tranche disposait d'un tableau commun). Les indicateurs de tous les appareils butaient au maximum. J'appuyai sur l'interrupteur de la salle de commande, mais le commutateur ne fonctionnait pas.

Je ne parvenais pas à joindre Akimov. Par le téléphone urbain je signalai ce qui se passait à Samoïlenko, chef de quart du service de radioprotection qui se trouvait au tableau de contrôle de la radioprotection de la tranche n° 1. Il appela Krasnojon et Kaploun à la direction du service de la radioprotection. J'essayai d'évaluer le niveau des rayonnements dans le local, dans le couloir, derrière la porte. Mais il n'y avait qu'un radiamètre pour 1000 microroentgens/s et son indicateur butait à l'extrémité de l'échelle de mesure. J'avais un autre appareil de 1000 roentgens / h mais lorsque je l'ai branché, comme par un fait exprès, il a brûlé. Je suis alors allé à la salle de commande voir Akimov. Tout au long du chemin, l'indicateur de mon dosimètre butait à l'extrémité de son échelle de mesure, à savoir 1000 microroentgens / s. Il y avait probablement 4 roentgens / h. On pouvait donc travailler pendant environ 5 heures. Bien sûr, ces calculs s'appliquaient à une situation d'urgence. Akimov me demanda d'aller mesurer les rayonnements dans toute la tranche. Je montai au niveau + 27 par les escaliers mais m'arrêtai là. L'indicateur de l'appareil était partout au maximum de son échelle de mesure. Piotr Palamartchouk est arrivé et nous sommes partis ensemble au bâtiment 604 à la recherche de Volodia Chachenok... »

A ce moment, dans la salle des machines, au niveau 0, le feu prend en plusieurs endroits. Le revêtement craque, des morceaux incandescents de combustible et de graphite tombent par terre et sur le matériel. La conduite d'huile se rompt, l'huile s'enflamme. Une vanne sur l'aspiration de la pompe d'alimentation se casse. L'eau radioactive bouillante gicle vers le puisard des condensats. Le bac d'huile de la turbine et l'hydrogène du générateur peuvent exploser à tout instant. Il faut agir...

Laissons quelques instants la salle des turbines où les opérateurs, au prix de leurs vies, accomplissent des miracles et empêchent que le feu ne se propage aux autres tranches. C'est un véritable exploit. Pas moindre que celui des pompiers...

  Dix jours après avoir pénétré dans le réacteur en feu, un des pompiers brûlés par les radiations que le spécialiste américain des greffes de moëlle osseuse Robert P. Gale tente de sauver. Sur 13 gréffés, deux ont semble-t-il survécu... au moins à cour terme. (Photos de Robert P. Gale)

A ce moment, les stagiaires Proskouriakov et Koudriavtsev prennent le couloir du dégazeur et, par habitude, tournent à droite, vers l'ascenseur du bâtiment des auxiliaires nucléaires du réacteur. Ils s'aperçoivent alors que la cage de l'ascenseur est détruite et que l'ascenseur, défoncé par une force invisible, gît sur les débris des structures. Ils rebroussent chemin en direction des escaliers. Subitement, une odeur d'ozone se répand, comme après l'orage, mais plus forte. Ils éternuent, mais se mettent tout de même à monter...
Perevoztchenko fait irruption à leur suite dans le couloir du dégazeur. Il a prévenu Akimov et Diatlov qu'il part chercher ses hommes. Il craint qu'ils ne soient sous les décombres. Il court vers les fenêtres aux vitres brisées pour regarder dehors. Les rayonnements frappent son corps de plein fouet. Une odeur extrêmement forte s'exhale. Dehors, il fait nuit. Tout près, le toit brûlant du dégazeur et l'incendie rougeoient dans le ciel noir. En principe, s'il n'y a pas de vent, on ne sent pas l'air. Pourtant, Perevoztchenko est transpercé par la pression des rayons invisibles. Il est saisi d'une panique folle venue des tréfonds de son être. Mais plus que tout, il s'angoisse au sujet de ses camarades. Il avance encore la tête, jette un coup d'oeil à droite : le réacteur est détruit. Auprès des murs des bâtiments des pompes de circulation primaire, dans l'obscurité, gisent les décombres des structures, des tuyauteries et du matériel cassé. Et plus haut ?... Il lève la tête. Plus de locaux de séparateurs. Le hall central a donc explosé. Au loin, on aperçoit des foyers d'incendie. Ils sont nombreux...

« Oh! je n'ai rien pour me protéger... Absolument rien... », se dit-il agité, respirant à pleine poitrine un air rempli de radionucléides. Ses poumons en feu le brûlent. Le premier abattement est passé. Perevoztchenko ressent dans sa poitrine, au visage et dans son corps une fièvre intérieure. Il a l'impression de se consumer. Au feu! au feu! « Qu'est-ce qu'on a bien pu faire, se demande-t-il. Les gars vont mourir... Kourghouz et Guenrikh sont dans le hall central où l'explosion a eu lieu... Valeri Khodemtchouk dans les casemates des pompes primaires principales... et Volodia Chachenok dans le local d'instrumentation, sous le bloc d'alimentation du réacteur... Où aller, qui chercher en premier ?... »

Il faut avant tout se renseigner sur le niveau du rayonnement. Glissant sur les éclats de verre, Perevoztchenko court en direction du tableau de contrôle de radioprotection où se trouve Gorbatchenko. Le dosimétriste est blême mais il maîtrise ses émotions.

- Quel est le niveau, Kolia ? lui demande Perevoztchenko dont le visage a déjà pris une teinte brune [à cause du rayonnement].
- Eh bien voilà... L'aiguille reste bloquée au maximum : 1000 microroentgens/s, les panneaux de la tranche n° 4 se sont éteints...
Gorbatchenko sourit d'un air coupable :
- Disons qu'il y a environ 4 roentgens / h, mais en vérité il y en a beaucoup plus...
- Vous n'êtes même pas foutus de faire marcher les appareils ?
- Il y avait bien un appareil pour 1000 roentgens, mais il a brûlé. Le deuxième est dans le coffre. C'est Krasnojon qui a la clé. J'ai regardé, le coffre est enfoui sous les débris, hors de portée... Tu sais bien ce qu'il en est. Personne n'a jamais sérieusement pensé qu'un accident aussi grave pouvait se produire. On n'y croyait pas... Je vais maintenant avec Palamartchouk chercher Chachenok. Le 604 ne répond pas...

Perevoztchenko quitte le tableau de dosimétrie et, calculant que c'est le plus rapide, il s'élance vers l'installation des pompes de circulation primaires, où Valeri Khodemtchouk se trouvait avant l'explosion.
Piotr Palamartchouk, chef du laboratoire de l'entreprise chargée de la mise en service de Tchernobyl, se précipite de la salle des commandes vers le tableau de dosimétrie. L'équipe qu'il dirige est chargée de relever les caractéristiques et les paramètres de divers systèmes, pendant que le rotor tourne sur son inertie. Il est désormais clair qu'à 604, Chachenok ne répond pas. Qu'est-ce qui est arrivé? Ce local est vital. C'est là que commutent les lignes d'instrumentation venant des principaux systèmes de canaux qui actionnent les capteurs. Et si les membranes avaient éclaté... ? La vapeur s'élève à 300°, l'eau est surchauffée... Chachenok ne répond pas aux appels. Le récepteur sonne sans arrêt dans le vide. L'écouteur a dû être arraché du téléphone. Cinq minutes avant l'explosion, la liaison était parfaite.

Palamartchouk et Gorbatchenko courent vers les escaliers.
- Je vais chercher Khodemtchouk, crie Perevoztchenko en les voyant faire irruption du couloir du dégazeur et foncer vers le bloc détruit du réacteur.
Le combustible et le graphite du réacteur sont répandus partout. Palamartchouk et Gorbatchenko montent par l'escalier au niveau 24 (+ 24 mètres au-dessus du sol) et Perevoztchenko s'engage dans le petit couloir au niveau 10 en direction du bâtiment détruit des pompes de circulation principales...

A ce moment-là, les jeunes stagiaires Koudriavtsev et Proskouriakov s'approchent, se frayant un passage à travers les décombres, vers le niveau 36, où se situe la salle du réacteur. En haut, amplifiés par l'écho de la cage d'ascenseur, on entend le crépitement du feu, les cris des pompiers venant du toit de la salle des machines et, tout près, de la plaque tubulaire du réacteur.
« Ça brûle, là-bas aussi?... », se demandent-ils.
Au niveau 36, tout est détruit. A travers les débris et les amoncellements des structures, les stagiaires pénètrent dans le grand local de ventilation, séparé de la salle du réacteur par un mur monolithique désormais effondré. On voit bien que l'explosion a arrondi le hall central, comme une grosse boule. Elle â ensuite arraché la partie supérieure et le mur est resté incurvé avec des débris de métal recourbés qui dépassent.
Par endroits, le béton s'émiette, laissant voir le treillis à nu. Les gars restent plantés là quelque temps, terrifiés, reconnaissant à peine les locaux qui leur étaient si familiers. Une espèce d'euphorie les envahit, peu commune et incompréhensible dans un tel malheur. Pourtant, leurs poumons les brûlent atrocement, leurs tempes battent et leurs paupières piquent. Ils ont l'impression qu'on y a injecté de l'acide chlorhydrique.

Ils passent le long du couloir, dans l'axe 50-52, et, glissant sur les débris de verre, ils se dirigent vers l'entrée du hall central qui est située à proximité du mur du fond, dans la rangée R.
Le couloir est étroit, jonché de débris de structures, d'éclats de verre. Au-dessus de leurs têtes, s'étend le ciel nocturne dans lequel l'incendie rougeoie. L'air est enfumé, il exhale une odeur de brûlé, âcre et étouffante, et par-dessus tout, ils ont la sensation que l'air recèle une autre force, devenue pulsante, dense et d'une chaleur étouffante. Cette puissante radiation nucléaire a ionisé l'air, désormais ressenti comme un nouveau milieu, terrifiant et inadapté à la vie humaine.
Sans masques ni vêtements de protection, ils s'approchent de l'entrée du hall central, passent devant trois portes grandes ouvertes et entrent dans la salle du réacteur qui n'existe plus, et où s'amoncellent des débris informes et des éclats.
Les lances à incendie sont dirigées vers le réacteur. De l'eau coule des tuyaux, mais il n'y a déjà plus personne. Les pompiers sont partis il y a quelques minutes, à moitié évanouis, perdant leurs dernières forces.

Proskouriakov et Koudriavtsev sont en fait au coeur même de l'explosion nucléaire (du point de vue du niveau des rayonnements). N'en croyant pas leurs yeux, ils se demandent où est le réacteur. Il n'a quand même pas pu exploser...
La plaque ronde de la protection biologique supérieure repose légèrement inclinée sur la cavité du réacteur. Des tronçons de tubes d'acier inoxydable dépassent de tous les côtés (il s'agit du système de contrôle de l'intégrité des canaux de combustible). Les structures des murs détruits pendent, déformés, de tous les côtés. L'explosion a donc soufflé la plaque qui s'est inclinée, et est retombée sur le réacteur. Une flamme rouge et bleu sort avec un hurlement assourdissant du ventre du réacteur détruit. Le tirant semble élevé. L'air souffle au travers.
Un coup de chaleur nucléaire d'une activité de 30 000 roentgens / h frappe les visages des stagiaires. Par réflexe, ils se cachent le visage avec les mains, comme pour se protéger du soleil. Il est tout à fait évident qu'il n'y a plus de barres absorbantes. Elles sont, semble-t-il, en orbite autour de la Terre. On ne peut donc rien insérer dans le coeur. Rien...

Proskouriakov et Koudriavtsev sont restés près du réacteur environ une minute, repassant dans leur mémoire le fil des événements. Cela leur a suffi pour recevoir une dose mortelle (tous deux sont morts dans des souffrances atroces à la clinique n° 6 de Moscou).
Ils empruntent le même chemin pour revenir au niveau 10. Un abattement profond, une panique intérieure
succèdent à leur euphorie nucléaire. Ils entrent dans le bâtiment de la salle de commande et rendent compte de la situation à Akimov et Diatlov. Leurs visages et leurs mains sont marron foncé. Le service médical constatera par la suite que, sous leurs vêtements, leur peau est de la même couleur...

- Il n'y a plus de hall central, dit Proskouriakov; l'explosion a tout détruit, il n'y a plus de toit, le ciel est audessus de nos têtes, le réacteur brûle...

- Vous êtes des rustres, vous n'avez rien compris..., leur répond Diatlov sur un ton sourd, en traînant les mots. C'est quelque chose qui a brûlé par terre, et vous, vous avez cru que c'était le réacteur. Le mélange détonant a explosé dans le réservoir de secours du système de commande de la protection, ça a soufflé la dalle. Vous savez bien que le réservoir est situé au niveau 70, près du mur du fond du hall central... C'est ça... Ça n'a rien d'étonnant. Le réservoir fait 110 m3, ce n'est pas rien, donc... Cette explosion aurait pu souffler non seulement la dalle mais aussi toute la tranche...
Il faut sauver le réacteur, il est intact... Il faut alimenter le coeur en eau.
La fable est née : le réacteur est intact. C'est le réservoir d'eau de secours du système de commande de la protection qui a explosé. Il faut alimenter le réacteur en eau.
Cette fable a été rapportée à Brioukhanov et à Foraine, et elle est parvenue à Moscou. Elle est à l'origine des mesures inutiles, superflues et même néfastes qui ont aggravé la situation à la centrale et augmenté le nombre de morts...


Proskouriakov et Koudriavtsev sont expédiés au service médical. Quinze minutes plus tôt, on y a envoyé Kourghouz et Guenrikh, les opérateurs de la salle du réacteur, qui s'y trouvaient au moment des explosions. Ces derniers venaient d'inspecter le hall central et, assis à leurs postes de travail, ils attendaient l'arrivée de Perevoztchenko qui devait leur donner des instructions pour le quart. A peu près 4 minutes avant l'explosion, Oleg Guenrikh dit à Anatoli Kourghouz qu'il se sentait fatigué et qu'il allait dormir un peu. Il entra donc dans un cagibi attenant, d'une surface de 6 m2, où il y avait un lit de camp. Guenrikh ferma la porte et se coucha.
Anatoli Kourghouz s'assit à sa table de travail pour rédiger son journal de bord. Trois portes ouvertes le séparaient du hall central. Lorsque le réacteur a explosé, la vapeur hautement radioactive et le combustible se sont déversés dans le local où il travaillait. Pris dans l'enfer atroce des flammes, il se jeta vers la porte pour la fermer et cria à Guenrikh :
- On cuit ! C'est atroce !
Guenrikh sauta de son lit, fonça pour ouvrir la porte, l'entrouvrit, mais la chaleur qui se dégageait était si insupportable qu'il abandonna, il se jeta instinctivement sur le sol plastifié, où il faisait un tout petit peu moins chaud et il cria à Kourghouz :
- Tolia, couche-toi ! En bas, c'est moins chaud ! Kourghouz entra dans le réduit près de Guenrikh, et tous deux se couchèrent par terre.
- Ici on arrivait au moins à respirer. On n'étouffait pas autant, dira Guenrikh par la suite.
Ils attendirent trois minutes. La chaleur commençait à diminuer (en effet, le ciel s'était ouvert au-dessus de leurs têtes). Ils sortirent ensuite dans le couloir (axe 50-52). La peau du visage et des mains de Kourghouz était cuite. Elle pendait en lambeaux, laissant le sang couler à flots. Ils ne se dirigèrent pas vers les escaliers qu'allaient bientôt prendre les stagiaires Proskouriakov et Koudriavtzev, mais dans le sens opposé, vers « l'escalier propre » et descendirent au niveau 10. S'ils avaient rencontré les stagiaires, ils leur auraient certainement dit de rebrousser chemin, leur sauvant ainsi la vie. Mais les choses se sont déroulées autrement.

Simekonov et Simonenko, les opérateurs du circuit de gaz, emboîtèrent le pas à Guenrikh et Kourghouz, en direction de la salle de commande, au niveau 12. Ils se dirigèrent tous les quatre vers la salle de commande n° 4. Kourghouz se sentait très mal, il dégoulinait de sang. Comment l'aider? Sous les vêtements aussi, sa peau formait des cloques. Tout ce qui l'effleurait lui faisait atrocement mal. D'où tirait-il la force de marcher? Guenrikh était moins brûlé. Le petit cagibi clos l'avait sauvé. Mais les deux hommes ont reçu 600 roentgens... Ils avançaient dans le couloir du dégazeur, lorsque Diatlov sortit de la salle de commande et se précipita vers eux :
- Allez vite au service médical !
Pour arriver à l'infirmerie située dans le bloc administratif de la tranche n° 1, il fallait marcher 450 à 500 mètres, en passant par le couloir du dégazeur.
- Tu pourras y arriver, Tolia ? demandèrent les gars à Kourghouz.
-je ne sais pas... Non, certainement pas, j ai mal partout... Tout me fait mal...
Ils ont bien fait de ne pas y aller. L'infirmerie de la tranche n° 1 était fermée. L'aide-médecin de l'infirmerie de la tranche n° 2 était une fois de plus absent. Il était si sûr de lui, le camarade Brioukhanov. Le danger, ça n'existe pas ! Belle illustration de cette époque de stagnation.
Ils appellent des secours médicaux au bloc administratif de la tranche n° 2, descendent au niveau 0, défoncent la vitre de la fenêtre restée par miracle intacte, et sortent.

Diatlov fait plusieurs aller et retour en courant jusqu'à la salle de commande de la tranche n° 3, et donne l'ordre à Bagdassarov d'arrêter le réacteur. Bagdassarov demande à Brioukhanov et Fomine s'il peut arrêter le réacteur n° 3, mais il n'obtient pas l'autorisation. Les opérateurs du hall central de la tranche n° 3 annoncent à leur chef que la signalisation sonore et lumineuse d'urgence s'est enclenchée. C'est donc que la radioactivité a dû brusquement augmenter... Ils ne savent pas encore que le combustible et le graphite rejetés par l'explosion sur le toit du hall central n° 3 se propagent à travers la dalle de béton...
De retour dans la salle de commande de la tranche n° 4, Diatlov ordonne à Akimov :

- Fais venir l'équipe de jour de tous les services. Tous à la tranchée accidentée. Surtout les électriciens, Leletchenko. Il faut isoler l'arrivée de l'hydrogène de la salle d'électrolyse vers le générateur n° 8. Eux seuls savent le faire. Fais vite ! Je vais faire le tour du bâtiment... Davletbaiev fait plusieurs fois en courant l'aller et retour entre la salle des turbines et le local de la salle de commande pour tenir ses supérieurs au courant de la situation. Ça grouille de monde. Samoïlenko, le dosimétriste, prend un appareil et le passe sur Davletbaiev :
- L'aiguille bute partout au maximum ! File te changer !
Comme par un fait exprès, l'armoire qui contient les vêtements de protection est verrouillée. Ils partent chercher Brajnik, un hercule, pour qu'il casse l'armoire avec une barre de métal.
Akimov ordonne à Stoliartchouk et à Boussyguine, le machiniste, de mettre en route les pompes pour alimenter le réacteur en eau...
- Alexandre Fiodorovitch ! s'écrie Davletbaiev, il n'y a pas de courant, le matériel ne fonctionne pas ! Appelez d'urgence les électriciens pour qu'ils mettent en marche le poste de transformation. Je ne sais pas comment ils vont faire.
Les câbles de liaison sont arrachés. Partout les courtscircuits jettent des éclairs. Une lueur ultraviolette luit au niveau 0 près des pompes d'alimentation. Le combustible et les courts-circuits font un véritable feu d'artifice...
- Lielietchenko va tout de suite arriver avec ses colosses !

Davletbaiev plonge à nouveau dans l'enfer de la salle des turbines. Au niveau 0, Tormozine enfonce des embouts en bois dans les trous des conduites d'huile. Pour que cela soit plus facile, il s'assied sur la tuyauterie et se brûle les fesses. Davletbaiev se précipite vers les décombres de la turbine n° 7, mais il ne peut approcher. Le linoléum glisse terriblement, il est couvert d'huile.
Tormozine branche le système d'aspersion. La turbine est enveloppée d'un nuage de vapeur. Du pupitre, on débranche la conduite d'huile...
Près de la turbine n° 7, se trouve une cabine téléphonique d'où les machinistes communiquent sans relâche avec la salle de commande.
En face de la cabine, derrière la fenêtre, sur le cinquième transformateur, gît un morceau de combustible dont personne ne se méfie. Il irradie à mort Pertchouk, Verchinine, Brajnik, Novik...
A ce moment, dans le local de la salle de commande, Guennadi Metlienko, le chef de l'expérience électrique ratée, tourne en rond. Akimov le remarque enfin et lui dit :
- Sois chic, va dans la salle des turbines, aide à tourner les vannes. Tout est coupé.
Il faut au moins quatre heures pour les ouvrir ou les fermer, à la main, le diamètre est énorme...
Homme maigre, de petite taille, au visage décharné et au nez pointu, le représentant de « Dontechenergo » accourt dans la salle des turbines. La tragédie a commencé au niveau 0. La conduite d'huile de la turbine s'est rompue sous le choc de la dalle. L'huile chaude a jailli à l'extérieur et s'est enflammée au contact des morceaux de combustible nucléaire incandescents. Le machiniste Verchinine a éteint le feu. Il s'est précipité pour aider ses camarades et éviter que le bac d'huile ne prenne feu et n'explose. Brajnik, Pertchouk, Tormozine ont éteint les foyers d'incendie ailleurs. Le combustible radioactif et le graphite se sont répandus partout, tombant dans la salle des turbines à travers la brèche du toit. Odeur de brûlé, rayonnements, air fortement ionisé, cendres nucléaires noires provenant du graphite incandescent et du toit en bitume qui brûle en haut. Un morceau de la dalle de recouvrement a cassé la bride d'une des pompes d'alimentation de secours. Il faut la déconnecter des conduites d'aspiration et de refoulement des dégazeurs. Tourner les vannes à la main exige au moins quatre heures. Il faut préparer l'autre pompe pour alimenter le réacteur. Là aussi, il faut tourner les vannes à la main,
les champs de rayonnement au niveau de la salle des turbines oscillent entre 500 et 15 000 roentgens / h. Metlienko est renvoyé à la salle de commande.
- On se débrouillera ! Ne reste pas dans nos pattes !

Avec l'aide des électriciens du quart d'Akimov, Davletbaiev essaie de remplacer l'hydrogène du générateur par de l'azote pour éviter l'explosion. Ils vident l'huile des bacs de la turbine dans les réservoirs de secours situés à l'extérieur de la tranche. Les bacs d'huile sont noyés d'eau...
Dans cette nuit fatale du 26 avril 1986, les spécialistes des turbines ont accompli un exploit remarquable. Sans leur intervention, les flammes auraient gagné toute la salle des turbines, le toit se serait effondré et l'incendie se serait propagé aux autres réacteurs, risquant de les détruire tous les quatre. Il est difficile d'en imaginer les conséquences...

Après avoir éteint l'incendie du toit, les pompiers de Teliatnikov pénètrent à 5 heures du matin dans la salle des machines où la deuxième pompe est enclenchée, prête à alimenter le réacteur qui n'existe déjà plus. Akimov et Diatlov supposent que l'eau est injectée dans le réacteur, mais ce n'est pas le cas. En effet, toutes les tuyauteries inférieures s'étant rompues sous l'effet de l'explosion, l'eau coule en fait sous le réacteur où s'est répandu le combustible nucléaire irradié. Fortement radioactive car mélangée au combustible, l'eau se déverse dans les niveaux inférieurs du dégazeur, inondant les câbles souterrains et les installations électriques, provoquant des courts-circuits et menaçant de couper l'alimentation électrique des autres réacteurs qui fonctionnent toujours. Précisons que tous les réacteurs de la centrale de Tchernobyl sont reliés entre eux par le dégazeur où passent les principaux chemins des câbles...

A 5 heures du matin, Davletbaiev, Boussyguine, Korneev, Brajnik, Tormozine, Verchinine, Novik et Pertchouk, qui ont vomi à plusieurs reprises et se sentent très mal, sont expédiés au service médical.
Davletbaiev, Tormozine, Boussyguine et Korneev ont reçu environ 350 roentgens. Ils survivront. Brajnik, Pertchouk, Verchinine et Novik ont reçu 1000 rads et plus. Ils mourront à Moscou dans des souffrances intolérables...

Revenons au début de l'accident pour suivre Valeri Perevoztchenko sur le chemin de la mort. Décidé à sauver ses hommes, il se lance à la recherche de Khodemtchouk. Son courage et son sens du devoir l'emmèneront au coeur de l'enfer...
Palamartchouk et Gorbatchenko se fraient en même temps un passage à travers les décombres vers le niveau 24 dans le local 604, celui de l'instrumentation, où Volodia Chachenok ne donne aucun signe de vie.
« Qu'est-ce qui lui est arrivé?... Pourvu qu'il soit en vie... », se dit Palamartchouk.
Les détonations terrifiantes des explosions ont laissé place au silence. Les deux hommes entendent au loin, à travers les décombres, le crépitement et le vrombissement des flammes sur le toit brûlant de la salle des machines, les exclamations stridentes des équipes de pompiers qui combattent l'incendie, le râle essoufflé du réacteur détruit où brûle le graphite et, plus près, le chuintement de l'eau radioactive qui ruisselle Dieu sait où, en haut ou en bas, semblable à un torrent ou à la pluie qui tombe, le sifflement ralenti de la vapeur radioactive, et l'air... L'air a pris une consistance inhabituelle, plus épaisse; il exhale un gaz fortement ionisé, une odeur âcre d'ozone; les deux hommes ont la gorge et les poumons en feu, ils toussent à s'en étouffer, les yeux les piquent atrocement... Ils courent sans masque dans l'obscurité complète, s'éclairant avec leurs seules lampes de poche.
Quant à Perevoztchenko, il s'engage dans le petit couloir au niveau 10, en direction des locaux de l'instrumentation où se trouvait Valeri Khodemtchouk.
Il s'arrête net : les locaux n'existent plus. En haut, le ciel, les lueurs des flammes crépitantes au-dessus de la salle des machines, et devant lui, un amoncellement de gravats et de morceaux épars de matériel et de conduites distordues.
Les décombres sont eux aussi remplis de graphite et de combustible qui « exhalent » au moins 10 000 roentgens / h. Abasourdi, Perevoztchenko balaie tous les gravats de sa lampe. Une pensée étrange lui traverse l'esprit : est-il possible qu'il soit là?... Puis la volonté tenace de retrouver et de sauver Valeri à tout prix reprend le dessus. Il tend l'oreille et s'efforce de capter une faible voix ou un gémissement humain...
Et là-haut, il y a Guenrikh, Kourghouz. Là où l'explosion a eu lieu. Il va les sauver eux aussi. Absolument... Ce sont ses hommes. Il ne les abandonnera pas.
Le temps passe. Chaque seconde, chaque minute supplémentaire est fatale.
Le chef d'équipe du service du réacteur absorbe continuellement des roentgens et son bronzage nucléaire fonce de plus en plus dans la nuit noire : son visage, ses mains, tout son corps bronzent sous les vêtements. Et brûlent, brûlent. Tout son être brûle...
- Valeri-i ! crie Perevoztchenko de toutes ses forces. Valeri-i ! Réponds ! Je suis là-à ! N'aie pas peur! On te sauvera-a !
Il fonce tout droit dans les décombres, grimpe sur les éboulis, scrute minutieusement les fentes à travers les structures détruites, se brûlant les mains au contact des morceaux de combustible et de graphite auxquels il se heurte par mégarde dans l'obscurité.
Il tend l'oreille, s'efforce de capter un gémissement, un murmure, mais en vain... Qu'importe, il cherche, se heurte aux crochets saillants de l'armature et aux éclats tranchants de la maçonnerie, se fraie un passage vers le local 304 : il n'y a personne...
«Valeri était de garde à l'autre bout... Son poste se trouvait là-bas. »
Perevoztchenko repart à l'opposé, se faufilant à travers les décombres et cherche... En vain.
- Valeri-i ! i-i ! Perevoztchenko crie, levant les bras au ciel et tapant des poings.
- Valeri-i, mon petit!
Des larmes d'impuissance et d'amertume coulent sur ses joues gonflées, calcinées par les rayonnements.
- Qu'est-ce qui se passe? Khodemtchouk ! Réponds !
Pas de réponse. Les lueurs du feu crépitant dans la nuit noire sur le toit de la salle des machines illuminent le visage de Perevoztchenko, tandis que retentissent
au loin les voix des pompiers, stridentes, semblables aux cris désespérés d'oiseaux blessés. Là-bas aussi, les gens luttent contre la mort qui s'insinue dans leur corps. Éreinté par les rayonnements, Perevoztchenko rebrousse chemin à travers les décombres, titube vers les escaliers et monte au niveau 36, vers le hall central, et se rend à l'endroit où Kourghouz et Guenrikh ont failli être happés par l'enfer nucléaire et le feu...
Il ne sait pas que quelques instants auparavant, ces deux hommes ont par miracle échappé à l'explosion et que, fortement irradiés et brûlés par la vapeur radioactive, ils ont quitté ce coin maudit pour descendre par l'escalier « propre » vers le niveau 10. Ils seront ensuite expédiés au service médical.
Perevoztchenko suit le chemin déjà emprunté par ses deux stagiaires, entre dans la petite salle des opérateurs désertée, puis pénètre dans le hall central où le réacteur qui vrombit sous le feu lui envoie une bonne dose supplémentaire de radioactivité.
Physicien compétent, Perevoztchenko comprend que le réacteur n'existe plus, qu'il s'est transformé en un gigantesque volcan nucléaire que l'eau ne pourra éteindre puisque l'explosion a arraché les conduites inférieures. Il comprend aussi qu'Akimov, Toptounov et les gars de la salle des machines qui sont en train de mettre en route les pompes d'alimentation mourront en vain. Cela ne sert plus à rien d'injecter de l'eau dans le réacteur... Il faut évacuer les hommes, sauver le personnel. C'est la seule chose à faire.
En descendant les escaliers, Perevoztchenko est pris de nausées, de vertiges ; par moments, il perd conscience, puis reprend ses esprits, se relève et marche, marche. Arrivé dans la salle de commande, il dit à Akimov :

- Le réacteur est détruit, Sacha... Il faut évacuer le personnel...

- Le réacteur est intact! Nous l'alimentons en eau ! rétorque Akimov avec emportement. Nous n'avons commis aucune erreur... File au centre médical, Valeri, tu n'as pas l'air d'aller bien... Tu t'es trompé, je t'assure... Ce n'est pas le réacteur, ce sont les constructions, les armatures qui brûlent. On éteindra l'incendie...

A l'instant même où Perevoztchenko cherche Khodemtchouk enfoui dans les décombres, Piotr Palamartchouk et Nikolaï Gorbatchenko, le dosimétriste, escaladent à grand-peine les décombres et les gravats, atteignent le niveau 24 du réacteur et pénètrent enfin dans les locaux de l'instrumentation où se trouvait Vladimir Chachenok au moment de l'explosion. Ils aperçoivent leur camarade sous les débris de la salle 604, écrasé par une poutre et fortement brûlé par la vapeur et l'eau chaude. On constatera plus tard qu'il a une fracture de la colonne vertébrale et des côtes cassées : mais en attendant, il s'agit de le sauver...

Juste avant l'explosion, lorsque la pression du circuit est montée avec un gradient de 15 atm/s et que les tuyauteries et les capteurs ont été arrachés, laissant échapper de la vapeur radioactive et de l'eau en ébullition, un morceau de maçonnerie est tombé sur Chachenok qui a perdu connaissance. Sa peau est totalement cuite par la chaleur et les rayonnements. Ses camarades le dégagent des décombres. Palamartchouk, s'efforçant de ne pas trop le faire souffrir, le traîne sur le dos avec l'aide de Gorbatchenko. Se frayant à grand-peine un passage à travers les débris de béton et de tuyauterie, ils portent Chachenok jusqu'au niveau 10. De là, Palamartchouk et Gorbatchenko se relaient pour le porter à travers le couloir du dégazeur (d'environ 450 m de long) vers l'infirmerie du bâtiment administratif de la tranche n° 1. Ils trouvent porte close. Ils appellent des secours d'urgence. Au bout de 10 minutes, l'aide-médecin, Sacha Skatchok arrive et repart avec Chachenok au centre médical.
Le pédiatre Belokon arrive sur ces entrefaites dans son ambulance et assurera la garde jusqu'au matin, avant d'être lui-même hospitalisé...

En traînant leur camarade, Palamartchouk et Gorbatchenko ont également été fortement irradiés. Ils partent aussitôt après au centre médical.
Gorbatchenko a eu le temps de mesurer le niveau de rayonnement gamma dans la tranche, de fouiller les recoins de la salle des machines et d'inspecter l'extérieur de la tranche. Tout cela pour rien... Son appareil n'étant conçu que pour un maximum de 3,6 roentgens, il lui était impossible de mesurer les champs de rayonnement excessif de la tranche. Il n'a pu intervenir à temps pour sauver la vie de ses autres camarades...

A 2 h 30 du matin, Viktor Petrovitch Brioukhanov, le directeur général de la centrale, arrive à la salle de commande n° 4, le teint gris poudreux, l'air désemparé, quasi absent.
- Qu'est-ce qui se passe? demande-t-il à Akimov d'une voix angoissée.
Dans la salle de commande n° 4, l'activité de l'air atteint 3 à 5 roentgens / h et même plus, au-dessus des décombres.
Akimov dit qu'un grave accident nucléaire s'est probablement produit, mais que le réacteur doit être intact. L'incendie de la salle des machines est pratiquement circonscrit, les pompiers du commandant Teliatnikov combattent celui du toit et l'on prépare la deuxième pompe d'alimentation de secours. Leletchenko et ses hommes n'ont plus qu'à brancher l'alimentation électrique. Le transformateur s'est déconnecté du bloc de protection contre les courts-circuits...
- Vous dites qu'un grave accident radiologique s'est produit, mais si le réacteur est intact... Quel est le niveau de la radioactivité dans la tranche en ce moment?
- Le radiamètre de Gorbatchenko indique 1000 microroentgens/s...
- Eh bien ! ce n'est pas énorme, dit Brioukhanov, un peu plus calme.
Akimov s'empresse d'acquiescer.
- Est-ce que je peux dire à Moscou que le réacteur est intact ? demande Brioukhanov.
- Oui, répond Akimov avec assurance.
Brioukhanov se rend à son bureau, d'où, à 3 heures du matin, il téléphone au domicile de Vladimir Vassilievitch Maryine, responsable du secteur de l'énergie nucléaire au Comité central du Parti.
A ce moment, S. S. Vorobiev, chef de l'état-major de la défense civile de la centrale arrive dans la tranche accidentée, muni d'un radiamètre ayant une échelle de mesure de 250 roentgens, ce qui permet de faire des mesures plus précises. Il traverse le couloir du dégazeur et va voir les décombres de la salle des machines. Il comprend vite que la situation est extrêmement grave. Dans divers endroits de la tranche, l'aiguille du radiamètre sort de l'échelle de 250 roentgens. Vorobiev rend compte de la situation à Brioukhanov.
- Ton appareil marche mal, lui rétorque ce dernier : une radioactivité aussi élevée, c'est impossible. Tu comprends? Débrouille-toi, pour que ton appareil marche ou jette-le aux ordures...
- L'appareil marche, dit Vorobiev.

A 4 heures du matin, Fomine, l'ingénieur en chef, arrive à la salle de commande. On avait essayé en vain de le joindre à son domicile. Pour des raisons obscures, il ne répondait pas au téléphone ; on ne put tirer de sa femme que des grognements incompréhensibles. Quelqu'un dit qu'il était peut-être parti à la pêche. Les gens avaient leur petite idée en tête...
Fomine demande qu'on lui explique la situation.
Akimov s'exécute, en s'arrêtant longuement sur le déroulement des opérations qui ont précédé l'explosion.
- Nous n'avons commis aucune erreur, Nikolai Maximovitch. Je n'ai rien à reprocher au personnel de quart. Au moment où j'ai appuyé sur le bouton AU 5, la réserve effective de réactivité était de 18 barres. C'est l'explosion du réservoir de 110 m3 qui injecte de l'eau en cas d'urgence dans le système de commande de la protection dans le hall central, au niveau + 71 m, qui a provoqué les destructions...
- Est-ce que le réacteur est intact? demande Fomine, de sa belle voix de basse.
- Oui, absolument! répond Akimov avec assurance.
- Continuez d'injecter de l'eau dans le coeur.
- La pompe de secours alimente maintenant le réacteur à partir des dégazeurs.
Fomine s'éloigne. C'est une bête traquée. Des moments de panique noire durant lesquels il est persuadé que tout est fini alternent chez lui avec la conviction qu'il tiendra le coup. Il ne tiendra pas le coup. Il sera le premier à craquer sous le poids colossal d'un sentiment de culpabilité qui écrasera sa faible personnalité : son assurance d'antan était factice, elle ne reflétait que fierté et vanité...

Après avoir ordonné à 2 heures du matin à Akimov d'alimenter le réacteur en eau, Anatoli Diatlov quitte la salle de commande et s'engage dans les escaliers avec le dosimétriste. Le sol est jonché de blocs de graphite, de morceaux de structures et de combustible. L'air épais vibre. C'est ainsi qu'on ressent le plasma ionisé hautement radioactif.
- Quel est le niveau de radioactivité? demande Diatlov au dosimétriste.
- L'aiguille bute partout au maximum, Anatoli Stepanovitch..., répond ce dernier, pris d'une quinte de toux. Ah diable ! J'ai la gorge toute sèche... A 1000 microroentgens/s, l'aiguille sort de l'échelle de mesure...
- Bande de bons à rien!... Vous n'êtes pas fichus d'avoir des appareils corrects ! A quoi vous jouez !...
- Qui donc aurait pu penser qu'il y aurait un jour des niveaux de rayonnement si élevés ? ! s'indigne brusquement le dosimétriste. Il y a bien un radiamètre avec une échelle de mesure allant jusqu'à 10 000 roentgens, mais il est enfermé dans un coffre. La clé est chez Krasnojon. De toute façon, on ne peut même pas s'approcher du coffre, il est sous les éboulis.
Et ça irradie, mon Dieu ! Je n'ai pas besoin des appareils pour le sentir...
- Andouilles ! Espèces de cons ! Ils gardent l'appareil dans le coffre ! Idiot ! Et toi, tu mesures avec ton pif !
- Oui, je peux même mesurer avec mon pif, Anatoli Stepanovitch..., répond le dosimétriste.
- Ça, je sais le faire... Si seulement tu... fils de..., hurle Diatlov. Ce n'est pas mon boulot, c'est le tien... Pigé ?
Ils s'approchent de la rangée T et du bâtiment des auxiliaires nucléaires du réacteur, tout près des décombres, dont la partie supérieure penche vers les locaux des séparateurs...
- Merde alors ! s'écrie Diatlov. Qu'est-ce qu'ils ont fabriqué? Tout est foutu !
Le dosimétriste promène son appareil çà et là en le réglant sur différentes échelles de mesure et en grommelant : « Il bute partout ! il bute partout!... »
- Fous-le donc en l'air ! Bande de cons... Faisons le tour de la salle des turbines...
Tout autour, des blocs de graphite et des morceaux de combustible sont répandus sur le sol. On les distingue certes mal dans l'obscurité, mais ils sont cependant bien reconnaissables. Les deux hommes trébuchent dessus à plusieurs reprises et les envoient rouler comme des ballons de football.
A ce moment, l'activité atteint 15 000 roentgens / h. Voilà pourquoi l'aiguille du radiamètre sort de l'échelle de mesure.
Diatlov et le dosimétriste n'arrivent pas à réaliser ce qu'ils voient. Ils contournent la salle des turbines. Dix-neuf véhicules de pompiers stationnent le long de la paroi en béton du bassin de retenue. On entend le crépitement et le vrombissement du feu sur le toit de la salle des turbines. Les flammes montent plus haut que la cheminée de ventilation.
Diatlov a deux idées fixes :
« Le réacteur est intact. Il faut l'alimenter en eau. » Et « Il y a eu des morceaux de graphite et de combustible par terre. D'où viennent-ils ? C'est incompréhensible. La radioactivité est démesurée. Je la sens dans mes tripes. »

- Ça suffit, ordonne Diatlov. Partons d'ici!
Ils retournent à la salle de commande. Gorbatchenko passe à son tableau de dosimétrie. Krasnojon, son adjoint, doit venir l'y relayer d'une minute à l'autre.
Gorbatchenko et Diatlov ont reçu une dose globale de 400 rads. A 5 heures du matin, ils seront pris de vomissements et se sentiront très mal, au bord de la mort. Ils auront mal à la tête et leurs visages auront une couleur brunâtre. C'est le bronzage nucléaire. Ils partiront au bâtiment administratif, d'où ils seront expédiés en ambulance au centre médical...

Témoignage d'Alfa Fiodorovna Martynova, la femme de Maryine, responsable du secteur de l'énergie nucléaire au Comité central du PCUS :

« A 3 heures du matin, le 26 avril 1986, le téléphone a sonné. C'était Brioukhanov de Tchernobyl qui appelait mon mari Maryine. Une fois la conversation terminée, mon mari me dit qu'un terrible accident s'était produit à Tchernobyl mais que le réacteur était intact... Il s'est habillé à toute allure et a appelé sa voiture. Avant de partir, il a téléphoné à ses supérieurs hiérarchiques à la Direction principale du Parti. Il a d'abord appelé Frolychev, qui a contacté Dolguikh. Dolguikh a contacté Gorbatchev et les membres du Politburo. Il est ensuite parti au Comité central. A 8 heures du matin, il m'a téléphoné pour me demander de lui préparer toutes ses affaires pour la route : savon, dentifrice, brosse, serviette, etc. »

A 4 heures du matin, le 26 avril, Brioukhanov reçoit l'ordre suivant de Moscou : « Continuez de refroidir le réacteur. »

Au tableau de dosimétrie de la tranche n° 2, Krasnojon remplace le chef du service de radioprotection de la centrale, Nikolaï Gorbatchenko. Lorsque les opérateurs viennent lui demander combien de temps ils peuvent travailler, il répond invariablement :
- Sur l'échelle de 1000 microroentgens/s, l'aiguille bute au maximum, vous ne pouvez donc travailler que 5 heures, si vous ne voulez pas attraper plus de 25 rems. (L'adjoint au chef du service de radioprotection était donc incapable, lui aussi, de déterminer l'intensité réelle des rayonnements.)

Akimov et Toptounov sont eux aussi montés plusieurs fois au niveau du réacteur voir comment fonctionnait l'arrivée d'eau injectée par la deuxième pompe d'alimentation de secours. Le feu continue pourtant à crépiter.
Akimov et Toptounov sont déjà brun foncé; ils ont le coeur soulevé par les nausées. Diatlov, Davletbaiev et les gars de la salle des machines sont déjà au centre médical. On a fait venir Vladimir Babitchev, chef d'équipe, pour remplacer Akimov; cependant, ni Akimov, ni Toptounov ne partent. On ne peut que s'incliner devant leur courage. Ils sont allés au-devant de la mort. Néanmoins, toutes leurs actions découlent d'un postulat erroné : « Le réacteur est intact ! » Ils ne veulent absolument pas admettre que le réacteur est détruit, que l'eau n'y pénètre pas, mais qu'elle tombe sur les débris nucléaires et coule vers les niveaux inférieurs, noyant les chemins de câbles et les installations électriques de haute tension, risquant ainsi de couper l'alimentation électrique des trois autres réacteurs, qui sont toujours en service.

« Quelque chose empêche l'eau d'entrer dans le réacteur, se dit Akimov. Il y a des vannes fermées quelque part dans les conduites. »
Akimov et Toptounov pénètrent dans les locaux du bloc d'alimentation au niveau 24 du bâtiment du réacteur. Les locaux sont à moitié détruits par l'explosion. A l'autre bout, une brèche béante, d'où l'on voit le ciel, l'eau et le combustible nucléaire répandus sur le plancher :
l'activité atteint 5 000 roentgens / h. Combien de temps un homme peut-il vivre et travailler dans une telle radioactivité ? Pas longtemps, à coup sûr. Ils sont tous dans un état d'excitation extrême, à un paroxysme de tension ; toutes leurs forces sont mobilisées par un sentiment de culpabilité, de responsabilité et de devoir vis-à-vis d'autrui. Et les forces leur viennent, comme par miracle! Elles auraient dû déjà être épuisées, mais non...
A l'intérieur comme à l'extérieur de la tranche n° 4, l'air vibre, rempli du gaz ionisé radioactif saturé de tout le spectre des radionucléides de longue durée que le réacteur détruit crache.
A grand-peine, Akimov et Toptounov entrouvrent manuellement les vannes de réglage des deux conduites d'alimentation : ils se hissent à travers les décombres au niveau 27, dans un petit local de tuyauteries où l'eau et le combustible leur arrivent jusqu'aux genoux et entrouvrent deux vannes de 30 cm de diamètre. Il y en a encore deux autres sur les conduites, une de chaque côté, mais ni l'un ni l'autre n'ont assez de force pour les ouvrir, pas plus que Nekhaiev, Orlov et Ouskov...

S'il faut porter une première appréciation sur les actions du personnel d'exploitation après l'explosion, on peut dire que les spécialistes des turbines, les pompiers sur le toit et les électriciens dirigés par l'adjoint au chef du service électrique, Alexandre Leletchenko ont fait preuve d'un héroïsme et d'une abnégation exemplaires. Ils ont évité que la catastrophe ne s'étende à la salle des machines et ont ainsi sauvé toute la centrale.
Alexandre Leletchenko, voulant épargner aux jeunes électriciens d'aller inutilement dans la zone de haute radioactivité, retourne lui-même à trois reprises dans la salle d'électrolyse pour débrancher la conduite d'amenée d'hydrogène dans les alternateurs de secours. Lorsque l'on sait que cette salle est située près des décombres, où les débris de combustible et de graphite émettent entre 5 000 et 15 000 roentgens / h, on mesure la valeur de cet homme de 50 ans, qui a volontairement protégé ses cadets. De l'eau radioactive jusqu'aux genoux, il examine l'état des installations électriques, s'efforçant de brancher les pompes d'alimentation... Il recevra une dose globale de 2 500 rads, suffisante pour tuer 5 hommes. Néanmoins, après avoir reçu les premiers soins au centre médical de Pripyat où on lui injectera du sérum, Leletchenko retournera aussitôt au réacteur et y travaillera encore quelques heures... Il mourra dans de terribles souffrances à Kiev.
On ne peut non plus passer sous silence l'héroïsme de Valeri Perevoztchenko, chef d'équipe du service du réacteur, de Piotr Palamartchouk, l'ajusteur, et de Nikolaï Gorbatchenko, le dosimétriste, qui ont donné leur vie pour sauver leurs camarades.
Quant à Akimov, Diatlov, Toptounov et leurs assistants, on peut dire que malgré leur abnégation et leur courage, ils ont contribué à aggraver la situation. Leur erreur de diagnostic : « Le réacteur est intact, il faut donc le refroidir, l'alimenter en eau.
Les destructions proviennent de l'explosion du réservoir du système de commande de la protection dans le hall central » a momentanément calmé Brioukhanov et Fomine qui, après avoir expliqué la situation à Moscou, ont tout de suite reçu l'ordre suivant : « Alimentez sans cesse le réacteur en eau ! Refroidissez ! » De fait, parce qu'il semblait résoudre tous les problèmes, cet ordre a apaisé momentanément les esprits. Il a déterminé les actes d'Akimov, Toptounov, Diatlov, Nekhaiev, Orlov, Ouskov et d'autres opérateurs qui ont tout fait pour mettre en marche la pompe de secours et pour alimenter en eau le réacteur soi-disant « entier et intact ».
Cet objectif a redonné espoir à Brioukhanov et à Fomine et leur a évité de devenir fous...
Toutefois, la réserve d'eau dans les bacs de dégazage n'est pas inépuisable (480 m3 en tout). Il est vrai qu'
on y a branché l'alimentation du système d'épuration chimique des eaux à partir d'autres bacs de réserve, empêchant ainsi l'écoulement des eaux de refroidissement des trois autres réacteurs en service. Dans la tranche voisine, la situation devient critique, et l'on risque une perte de refroidissement du coeur.
Rendons ici hommage à Youri Edouardovitch Bagdassarov. Au moment de l'accident, il travaille dans la salle de commande de la tranche voisine. Il a à sa disposition des masques « pétales » et des comprimés d'iodure de potassium. Voyant que la situation radiologique s'aggrave, il donne l'ordre à tous ses hommes de mettre les masques et de prendre les comprimés d'iodure de potassium.
Lorsque
Bagdassarov comprend que toute l'eau des réservoirs des condensais propres et du système d'épuration chimique des eaux a été branchée sur le réacteur accidenté, il contacte sur-le-champ Fomine qui se trouve dans le bunker pour l'avertir qu'il va arrêter le réacteur. Fomine le lui interdit. Le matin, Bagdassarov décidera donc seul d'arrêter le troisième réacteur, le faisant passer en régime de refroidissement à l'arrêt et alimentant le système de circulation avec l'eau du bac de condensation. Par son courage et son professionnalisme, il a évité que le coeur du troisième réacteur ne fonde à son tour...

Pendant ce temps, dans le bunker du bâtiment administratif du réacteur n° 1, Brioukhanov et Fomine sont pendus au téléphone. Brioukhanov assure la liaison avec Moscou et Fomine avec la salle de commande de la tranche n° 4. Tant à Moscou, au Comité Central du PCUS, où siègent Maryine, Maïorets le ministre, Veretenikov, le directeur du Département de l'énergie nucléaire qu'à Kiev, où veillent Skliarov, ministre de l'Energie d'Ukraine et Revenko, secrétaire du Comité régional, on entend la même chanson pour la énième fois :
« Le réacteur est intact. Nous l'alimentons en eau. Le réservoir de l'eau de secours du système de commande de la protection a explosé dans le hall central. L'explosion a soufflé la dalle. Les niveaux de rayonnement restent dans les limites normales. Un agent est mort, Valeri Khodemtchouk. Un autre, Vladimir Chachenok est brûlé à 100 %. Il est dans un état grave. »
« Les niveaux de rayonnement restent dans les limites normales... » Bien sûr, les appareils n'étaient dotés que d'échelles de mesure de 1000 microroentgens/s (c'est-à-dire 3,6 roentgens/h). Pourquoi Brioukhanov n'avait-il pas suffisamment d'appareils à échelle de mesure adéquate ? Pourquoi les appareils dont on aurait eu besoin étaient-ils enfermés dans un coffre, et pourquoi ceux des dosimétristes ne fonctionnaient-ils pas ? Pourquoi Brioukhanov n'a-t-il pas tenu compte de ce que lui a dit S. S. Vorobiev, chef de la défense civile de la centrale, et a-t-il omis de transmettre à Moscou et à Kiev les données sur les niveaux de rayonnement ?
Tout simplement parce qu'il était lâche, qu'il avait peur des responsabilités et était de surcroît incompétent. Il ne pouvait croire en la réalité d'une catastrophe aussi terrible. Cela explique ses actes sans toutefois les justifier.

Moscou annonce à Brioukhanov qu'une Commission gouvernementale a été mise sur pied et que le premier groupe de spécialistes doit s'envoler de Moscou à 8 heures du matin. « Tenez bon ! Refroidissez le réacteur ! »

Fomine perd parfois la maîtrise de lui-même. Tantôt il tombe dans la stupeur, tantôt il se met à crier, à pleurer, à taper des poings et du front contre la table, tantôt il déploie une activité frénétique et fébrile. Son beau timbre de baryton est tendu à l'extrême. Il tyrannise Akimov et Diatlov, exigeant d'eux qu'ils alimentent sans cesse le réacteur en eau et qu'il envoient toujours de nouveaux hommes à la tranche n° 4 pour remplacer ceux qui sont hors de combat... Lorsque Diatlov est envoyé au centre médical, Fomine fait venir de chez lui Anatoli Sitnikov, adjoint à l'ingénieur en chef chargé de l'exploitation de la première tranche, et lui dit :

- Tu es un physicien compétent. Dis-nous dans quel état est le réacteur. Tu es impartial, tu n'as donc aucun intérêt à mentir. Dis-nous la vérité, s'il te plaît. Monte sur le toit du bloc V et jette un coup d'oeil sur le hall central. D'accord ?

Et Sitnikov s'en va au-devant de la mort. Il scrute tous les recoins de la tranche, il entre dans le hall central. Il comprend alors que le réacteur est détruit. Mais cela ne lui suffit pas. Il monte sur le toit de la tour B (chimie spéciale) pour avoir une vue d'ensemble du réacteur. Le tableau d'un anéantissement inconcevable se déroule sous ses yeux. Le dôme du hall central s'est effondré sous le coup de l'explosion; les pans des parois en béton et les tentacules des structures déformées, éparpillées, font penser à une énorme anémone de mer refermée sur elle-même, attendant qu'un être humain s'approche et plonge dans son antre infernal.
Sitnikov chasse cette image obsédante, mais
il sent les chauds tentacules radioactifs lui lécher le visage et les mains, lui brûler le cerveau et l'esprit, le rôtir de l'intérieur : il se met à observer attentivement ce qui reste du hall central. Le réacteur a, de toute évidence, explosé. La plaque de protection biologique supérieure, des morceaux de tuyauterie et de conduite de communication qui dépassent dans tous les sens ont été soufflés par l'explosion et, ayant basculé en arrière, sont retombés inclinés sur la cuve du réacteur. Le feu fuse de part et d'autre des brèches incandescentes, dégageant une chaleur nauséabonde et insupportable. Sitnikov se fait totalement irradier par les rayons neutroniques et les rayons gamma. Le gaz saturé de radionucléides qu'il respire brûle de plus en plus sa poitrine, comme si quelqu'un y avait allumé un feu...
Il reçoit 1500 roentgens au minimum qui vont détruire son système nerveux central. A la clinique de Moscou, la greffe de moelle osseuse ne prendra pas, et malgré toutes les tentatives des médecins pour le sauver, il mourra.

A 10 heures du matin, Sitnikov annonce à Fomine et à Brioukhanov que le réacteur est détruit. Mais son constat ne suscite qu'agacement et n'est pas pris en compte. L'alimentation du réacteur en eau se poursuit...

 

 

* La mort de Vladimir Pravik

Vladimir Pravik est allongé nu sur une couche inclinée, sous une carcasse métallique supportant les lampes. Tout son corps est brûlé par les rayonnements et par le feu. Il est difficile de distinguer ce qui est dû au feu de ce qui est dû aux rayonnements. Tout s'est mélangé. Oedèmes monstrueux, extra et intra corporels, sur les lèvres, le palais, la langue, l'oesophage...

[...] Cependant, le mal nucléaire est particulier, il est intolérable, impitoyable. Il provoque des chocs et des évanouissements. Tout le corps de Pravik était rongé par le mal nucléaire. On lui injectait de la morphine et d'autres calmants qui atténuaient ses souffrances pour un temps. On lui fit ainsi qu'à ses camarades une transplantation intraveineuse de moelle osseuse et des greffes de foies foetaux pour stimuler la création de sang. Mais... la mort ne cédait pas un pouce de terrain.

Vladimir Pravik avait déjà tout eu : agranulocytose, syndrome intestinal, alopécie, stomatite, oedèmes et exfoliation des muqueuses de la bouche.

Il a supporté ses souffrances stoïquement. Cet hercule slave aurait pu survivre si seulement sa peau n'avait pas été atteinte si gravement.

On pourrait penser que dans son état, il ne pouvait plus éprouver ni joie ni chagrin, et surtout pas se soucier du sort de ses camarades. N'était-il pas lui-même au bord de la tombe ? Mais non. Tant qu'il put parler, Vladimir Pravik demanda aux infirmières et aux médecins ce que devenaient ses camarades, s'ils étaient en vie, comment ils se portaient, s'ils continuaient leur combat contre la mort. Il espérait qu'ils étaient en train de lutter et cherchait à se redonner du courage à cette idée. Et lorsque, par malheur, la nouvelle parvenait aux malades : décédé, décédé, décédé (comme un vent de mort), les médecins leur disaient que cela ne s'était pas passé à la clinique n° 6 mais dans un autre hôpital... Pieux mensonge destiné à les maintenir en vie.

Un jour, il fallut se rendre à l'évidence : tout ce que la médecine nucléaire la plus poussée pouvait faire avait été fait. On avait eu recours à toutes les méthodes, de pointe ou classiques, pour lutter contre la maladie. En vain. Rien n'avait marché, pas même la toute nouvelle méthode des facteurs de croissance qui aurait dû stimuler la multiplication des cellules sanguines. Il aurait fallu de la peau vivante. Or, Pravik n'en avait plus le moindre morceau. Sa peau avait été entièrement tuée par les rayonnements. Ses glandes salivaires aussi. Sa bouche desséchée ressemblait à une terre crevassée par la sécheresse. Il ne pouvait plus parler. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était nous regarder, bouger ses paupières sans cils (ils étaient tombés). Son regard expressif brillait encore parfois d'un feu brûlant : rébellion et refus de s'incliner devant la mort. Par la suite, sa résistance commença à décliner, puis à s'épuiser. Les lueurs de ses yeux s'affaiblirent et disparurent. Son agonie commença, il diminuait à vue d'oeil. Pravik fondait, se desséchait, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Rongés par les rayonnements, la peau et les tissus de son corps se momifiaient. Il rétrécissait de jour en jour, d'heure en heure. Maudit siècle nucléaire ! On ne peut même pas mourir humainement. Les mourants, momies sèches et noircies, étaient aussi légers que des enfants.