Un ingénieur français analyse l'accident :

«Expliquer par une bêtise de lampiste est insuffisant»

Recueilli par MATTHIEU ÉCOIFFIER

«L'organisation du travail, le recours à un personnel non compétent ou mal formé, des indications défaillantes peuvent conduire à ce type d'erreur.» Jean-Pierre Goumondy, spécialiste du traitement des combustibles

L'accident nucléaire de Tokai-mura, qui a irradié au moins une quarantaine de personnes, est le plus significatif depuis celui de Tchernobyl (en Ukraine, en 1986), a déclaré hier à Vienne le porte-parole de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Dans le même temps à Paris, l'Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN) estimait qu'en France comme au Japon, le risque de «criticité»(1) se pose à tous les stades de fabrication du combustible nucléaire. Coïncidence, l'IPSN a organisé la semaine dernière à Versailles un colloque international sur les accidents de «criticité». Toute la journée d'hier les ingénieurs de l'IPSN, qui collaborent avec leurs homologues japonais à de nombreux programmes de recherche ont activé leurs contacts pour comprendre ce qui s'est passé à Tokai-mura. Jean-Pierre Goumondy, spécialiste du traitement des combustibles, évoque en outre la situation des installations françaises.

Les dirigeants de l'usine de la JCO (Japan nuclear fuel conversion company) invoquent une «erreur humaine» comme origine de l'accident?

L'explication du lampiste qui a fait une bêtise me semble insuffisante. «L'erreur humaine» est une notion à manier avec prudence. Il est prématuré de tout mettre sur le dos des opérateurs. Dans le domaine nucléaire, de nombreux facteurs peuvent conduire à ce type d'erreur : l'organisation du travail, le recours à un personnel non compétent ou mal formé, des indications défaillantes. A Tokai-mura, le procédé d'enrichissement de l'uranium se déroule dans trois cuves. Les deux premiers récipients sont trop petits pour que le matériau radioactif atteigne une masse critique. Si on passe par les deux premières cuves, il est donc impossible d'avoir une catastrophe dans la troisième. Il semble que les opérateurs ont effectué toutes les manipulations directement dans la troisième cuve qui est, elle, de grande dimension. Ils ont donc traité 16 kg d'uranium d'un coup et dépassé de beaucoup la masse critique qui en l'occurrence était de 5,5 kg. C'est ce qui a déchaîné la réaction de fission. C'est alors que s'est produit «l'éclair bleu», c'est-à-dire l'émission d'un flux de neutrons et de rayonnement gamma, très violent. Le risque d'irradiation concerne donc les personnes qui sont proches, car ce rayonnement est absorbé par l'air et les obstacles qu'il rencontre. Que deux des opérateurs aient été pris de nausées et de diarrhées est le signe d'une irradiation très forte.

Et la contamination de l'environnement?

C'est un phénomène moins grave. La réaction en chaîne crée cependant des produits de fission notamment sous forme gazeuse (isotopes du krypton, xénon, iode) qui peuvent s'échapper par la cheminée de l'installation. Mais la durée de vie de ces radionucléides est courte après leur émission. Et leur radioactivité limitée.

Y a-t-il des installations similaires en France?

En France, l'enrichissement de l'uranium est effectué dans la Drôme à l'usine FBFC franco-belge de fabrication du combustible de Romans et à l'usine de la Comhurex à Pierrelatte. Contrairement aux Japonais qui utilisent un procédé par voie humide, tout se passe en phase gazeuse. La masse d'uranium est contrôlée à l'entrée et à la sortie. Par ailleurs, on applique le «système redondant de sécurité» qui permet de déjouer deux défaillances simultanées du procédé (erreur humaine et matérielle). Mais la physique nucléaire est la même en France qu'au Japon et on ne peut écarter la possibilité d'un accident de ce type. Le risque de criticité est intrinsèquement lié à la manipulation de matières fissiles radioactives.

Quels enseignements allez-vous tirer de cet accident en France?

Une fois qu'on aura un bilan détaillé, il va falloir regarder si on peut en tirer un «retour d'expérience» en France. Cela peut permettre de corriger des défauts qui n'auraient pas été perçus jusqu'à présent. Ou faire découvrir des phénomènes inconnus jusqu'alors.

Combien y a-t-il eu d'accidents de «criticité» depuis cinquante ans?

Une soixantaine depuis le développement du nucléaire. Dont les deux tiers dans des réacteurs de recherche. Et dans les labos ou des installations du cycle du combustible notamment aux Etats-Unis et en Russie. Le premier a eu lieu à Los Alamos (Nouveau-Mexique) en 1945. Ils n'ont pas provoqué de contamination de l'environnement mais ont causé la mort de 17 travailleurs. C'est le premier accident de ce type au Japon. La France n'en a jamais eu, mais il faut rester prudent.

(1) L'élément uranium se retrouve en quantité suffisante (masse dite «critique») pour que soit spontanément déclenché à l'intérieur de ce matériau le phénomène de fission nucléaire.