Les Nouvelles de Moscou n°32, 3 au 10 août 1989.

Tchernobyl
Tout va bien dans le meilleur des mondes

Trois ans après l'explosion du réacteur, la population s'interroge et attend vainement réparation. Un blanc que l'aveuglement des docteurs Tant mieux de la médecine officielle n'est pas près de combler.


Le black out des autorités et les contre vérités officielles vont elles faire plus de victimes que catastrophe elle même ?

DEPUIS 1986, plus de 600 000 personnes ont travaillé à Tchernobyl, sur le site du plus grave accident qui se soit jamais produit dans une centrale nucléaire. Les travaux de désactivation des déchets radioactifs se poursuivent et mobilisent sans cesse de nouveaux travailleurs. 116 000 habitants ont déjà dû quitter les territoires contaminés. On vient encore récemment de décider de l'évacuation des habitants de nombreuses localités. Les « anciens de Tchernobyl » créent des comités en Ukraine, en Biélorussie, en Estonie et dans d'autres régions encore. On est en train d'élaborer le statut de « l'Union pour Tchernobyl » : elle regroupera tous ceux qui ont été en contact direct avec la catastrophe et ceux qui désirent aider les victimes. La plupart des victimes ne bénéficient en effet d'aucune assistance, cela malgré l'indigence de leurs familles. Ils passent pourtant des mois dans des hôpitaux et beaucoup restent invalides.

Après chacun de nos articles sur Tchernobyl, notre rédaction reçoit des lettres dont les auteurs s'offusquent de ce que les médecins refusent catégoriquement de lier à la radiation une brusque détérioration de la santé de leurs patients qui ont travaillé dans la zone dangereuse. Certaines lettres s'indignent de ce que les médecins osent qualifier ces personnes de « radiophobiques » et les taxent d'une imagination trop développée. D'autres se plaignent que les instances officielles leur dissimulent les données recueillies sur les doses de radiation reçues dans la zone critique.

Les patients de deux cliniques de Moscou ont exprimé leur opinion dans une lettre adressée au présidium du Soviet suprême. Ses cinquante et un signataires demandent que soit reconnue la responsabilité d'un groupe de personnalités haut placées qui avaient été chargées après l'accident d'organiser les travaux dans les meilleures conditions de sécurité scientifique. Ils réclament que soient établis clairement les aspects médicaux et biologiques du problème et que soient obtenues « d'en haut » toutes les informations désirables. Il est vrai que nous avons pu apprécier par quels moyens on acquiert cette information lorsque la télévision a montré la dégustation collective, avec la participation de représentants de l'AIEA*, d'un concombre cultivé dans la zone interdite. La position du ministère de la Santé publique, qui refuse de reconnaître le lien de leurs maladies avec l'irradiation blesse des dignités, lèse des droits et, en fin de compte, discrédite tout simplement l'Etat face à la société. Quelle leçon d'éthique sociale donne-t-on là à nos enfants, à nos familles, aux médecins, à tous ceux qui savaient leurs proches en parfaite santé avant qu'ils n'aillent travailler à la centrale de Tchernobyl ?

Cette lettre au présidium du Soviet suprême a été envoyée il y a plus d'un an. Les malades n'ont toujours pas reçu de réponse. On n'envisage pour eux aucune indemnité. Mais il ne s'agit pas tant d'argent. Les gens avaient foi dans les atomistes qui travaillaient dans le secret de la centrale, et ils ont eu... Tchernobyl. Actuellement, des médecins continuent bel et bien de travailler dans le plus grand secret et ils croient pouvoir rassurer ces centaines de milliers de travailleurs qui ont participé à l'extinction de la chaudière infernale avec des petites phrases telles que « le tabac est plus nocif que des doses faibles de radioactivité ! »

Il y a quelque temps, nous avons offert la possibilité aux collaborateurs de l'Institut de biophysique du ministère de la Santé publique d'exprimer leur point de vue dans nos colonnes (n° 26 des « Nouvelles de Moscou »). Ils y estimaient que l'accroissement des affections que l'on a observé au fil des mois s'explique paradoxalement par... l'amélioration progressive de l'assistance médicale. Lors des contrôles médicaux, on met à jour des symptômes qui, dans les premiers temps, passaient inaperçus.

Absence de seuil

Une explication qui ne satisfait pas le Dr Leonid Saliamon, docteur en médecine et radiologue: l'effet nuisible des radiations n'est plus à prouver, mais on n'a pas pu établir le seuil en dessous duquel leur dose restait inoffensive. A l'heure actuelle, on adopte le principe de « l'absence de seuil », selon lequel n'importe quelle augmentation anormale de cette dose est considérée comme exerçant une influence, aussi insaisissable soit elle, sur l'organisme.

Reste qu'on ne parvient toujours pas à exprimer en mesures précises l'effet de ces phénomènes sur le métabolisme. Néanmoins, avec l'accroissement de la pollution de la biosphère et avec l'accumulation des expériences scientifiques, il a fallu reconsidérer la mesure des doses qui étaient autrefois admises comme seuils maxima. En cinquante ans, ces doses ont été réduites dans un rapport de un pour mille. En 1987 encore, on a proposé, en Grande Bretagne, de réviser les normes existantes, car une analyse approfondie avait conduit à la conclusion qu'une radiation ionisante causait deux à trois fois plus de dégâts qu'on ne croyait.

A Tchernobyl, la situation s'est réglée différemment. Tout de suite après la catastrophe, on a établi, tant pour ceux qui travaillaient dans la zone critique que pour la population du pays, des « normes temporaires » fort majorées. C'était un cas de force majeure mais qui a abouti à la chose suivante : la notion de mesure « temporaire » a peu à peu disparu, et il n'est resté dans les articles et dans les rapports que le mot « norme ». Ainsi a été induit un mensonge que beaucoup de gens vont payer de leur santé. Aujourd'hui déjà, en Biélorussie et en Ukraine, on le paie avec des centaines de millions de roubles prélevés sur le Budget.

Quiconque s'intéresse aux publications parues sur ce sujet peut apprendre, grâce à une multitude d'articles, comment la catastrophe de Tchernobyl a modifié la teneur de certains radionucléides dans l'atmosphère de Varsovie, du Canada, d'Autriche ou de Finlande. Il pourra y apprendre quand et combien d'iode 131 radioactif a été découvert dans l'urine d'adultes et d'enfants au Japon ou quelle a été la pollution des produits alimentaires en Suède, des champignons en Slovénie ou du poisson dans la mer Egée...

Une citadelle

Alors, où sont ces données en ce qui concerne le territoire soviétique, que les nuages radioactifs pouvaient difficilement traverser sans laisser de traces ? Mais, chez nous, l'Institut de biophysique et certaines sphères de la radiologie constituent un univers clos qui laisse filtrer les seules informations autorisées par les responsables.

Une médecine occulte est immorale. Immorale, aussi, la fameuse phrase « la science exige des sacrifices » prononcée au sujet des victimes de Tchernobyl. La réponse du professeur Gordeev, directeur adjoint de l'Institut de biophysique, à ceux qui s'inquiètent pour le sort de leurs enfants contraints de vivre aujourd'hui dans des régions polluées n'en a pas moins été : « Toute la question concernant les effets à long terme de l'irradiation à faibles doses porte en elle une charge rhétorique considérable »... Trop de « rhétorique » ne risque-t-elle pas de nuire à l'action ?

On se souviendra aussi de la façon dont l'académicien Iline formulait l'objectif principal des hygiénistes spécialisés en radiologie, pour leur promotion de 1985 : « Elaborer la méthodologie et la théorie de l'hygiène sur la base de la philosophie marxiste léniniste en tenant compte de l'évolution actuelle du socialisme en URSS. »

Ces déclarations servent de paravent à une médecine coupée de la société. Et l'absence de contrôle sanitaire effectif permet de nier des faits évidents. C'est ainsi encore que pour Vladimir Redkine, chef du service de radiologie du ministère de la Santé publique, qui l'a écrit dans la « Meditsinskaïa Gazeta », le travail à Tchernobyl n'a eu aucun effet négatif sur la santé des gens.

Comment interpréter alors le compte rendu de 1988 du service de l'Intérieur du Comité exécutif de la région de Kiev: 4 750 fonctionnaires de ce service souffrent désormais de dystonie végétative et, chez 1 500 autres, on a observé des complications des maladies des voies respiratoires, du système cardio-vasculaire et de l'oesophage. Faut-il considérer les miliciens d'Ukraine comme particulièrement sensibles aux radiations ionisantes ? Ou, simplement, les médecins du ministère de l'Intérieur de cette république comme plus attentifs et plus objectifs qu'ailleurs ?

Dans de nombreuses villes, indépendamment de leurs collègues fonctionnaires, de nombreux médecins établirent ce même diagnostic pour ceux qui avaient participé aux travaux de Tchernobyl: dystonie végétative. Mais, pendant ce temps, les représentants plénipotentiaires de la radiologie s'efforcent de dépister de toutes naturelles « complications de maladies antérieures », afin de bien démontrer que la catastrophe de Tchernobyl n'a rien à y voir.

Quelles instances encouragent et protègent les activités de cette radiologie occulte ? Je sais seulement que ces actes contreviennent d'une part aux principes élémentaires de l'humanisme et d'autre part aux résolutions gouvernementales. Et je repense aux cinquante et un signataires de la lettre adressée au Soviet suprême qui concluent que de tels principes ont pour principal effet de discréditer l'Etat face à la société. »


*
AlEA, Agence internationale à l'énergie atomique.