L'Express, 8/10/2009: 

Des résidus radioactifs dans la nature


La Criirad effectue des mesures sur les lieux de promenade.

A Saint-Priest (Loire), la mine d'uranium a fermé en 1980. Depuis, des résidus radioactifs sont stockés sur le site, mais d'autres ont servi de matériau de construction, de remblai sur les chemins... Les riverains, inquiets, sont mobilisés. Reportage. (A voir également, notre diaporama.)

"Biiiiiiiiiiiip!" D'un coup, le compteur Geiger s'affole; un son aigu, strident. C'est un caillou, échoué sur le bord d'un chemin, qui a fait s'emballer la machine. A 80 centimètres de la pierre, le compteur affiche déjà 15 microsieverts (µSv). Et les chiffres grimpent à mesure que l'on se rapproche: 89, 158, 195... Christian Courbon lance un sifflement de spécialiste: "Ouh la! Ça crache!"

Ça "crache" tellement, d'après ce technicien de la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), que les 195 µSv mesurés représentent 800 fois le niveau de radioactivité naturelle (0,3 µSv). Traduction: il suffit de tenir ce caillou dans les mains pendant quelques heures pour atteindre la dose maximale annuelle admise par les autorités sanitaires. Pas rassurée, Arlette Maussan, qui se tient à ses côtés, recule d'un pas. "Ne restons pas là", lance la présidente du collectif des Bois noirs, une association de riverains qui se bat, depuis près de trente ans, pour informer la population. Droite comme un "I", sûre de son combat, Arlette raconte: née dans le coin, elle aime sa région et voudrait bien "se promener sans risques" dans le pays qui l'a vu grandir.

[Lire: Les conséquences de l'exploitation de l'uranium en France (CRIIRAD)]

Le "pays" d'Arlette Maussan, c'est Saint-Priest-la-Prugne (Loire), un hameau en pleine nature, entouré de bois magnifiques. En 1955, l'entreprise Cogema (aujourd'hui Areva) débarque. Elle se lance dans l'exploitation d'une mine d'uranium à ciel ouvert et d'une usine d'extraction, en vue de fournir du combustible à ses centrales nucléaires. En 1980, fin de partie: Areva ferme le site. Clôture les accès de la mine par un grillage. Plante alentour arbres et gazon pour rendre l'endroit plus pittoresque. Entrepose le 1,3 million de tonnes -rien que ça!- de minerai fortement radioactif dans un bassin artificiel spécialement conçu à cet effet et protégé par une simple digue en terre longue de 400 mètres. Pour les rebelles des Bois noirs, la bataille vient de commencer.

166 millions de tonnes dans l'Hexagone

En France, 200 sites d'extraction comme celui de Saint-Priest ont été officiellement exploités jusqu'en 2005, année de fermeture du dernier bassin, à Jouac (Haute-Vienne). Plus de 70 000 tonnes d'uranium ont été extraites depuis 1946. Mais, pour obtenir une seule tonne d'uranium, il fallait creuser et creuser encore, en ne conservant que les blocs les plus riches en minerai. Le reste - les roches trop pauvres - était le plus souvent laissé sur place. Au total, ces résidus représenteraient dans l'Hexagone environ... "166 millions de tonnes", estime Bruno Chareyron, directeur de la Criirad.

On qualifie ces résidus de "stériles", par un magnifique tour de passe-passe sémantique, puisqu'ils sont stériles pour l'entreprise qui ne peut s'en servir, mais radioactifs pour ceux qui les touchent. A Saint-Priest, plus de 1 million de tonnes de roches "faiblement" contaminées sont entreposées un peu partout. Une partie a servi à combler la mine à sa fermeture. Une autre a été utilisée par les pouvoirs publics pour remblayer des routes et des fossés, ou pour caillouter les chemins de randonnée, dont celui sur lequel Arlette Maussan et Christian Courbon effectuent aujourd'hui leurs mesures.

Aussi incroyable que cela paraisse, des tonnes de résidus "stériles" ont été mis gracieusement à disposition des riverains. Certains s'en sont servis pour tracer un chemin d'accès à leur domicile ou couler une dalle de parking. Ces reliquats radioactifs ont également été utilisés dans la construction d'un restaurant, d'une cour de centre de loisirs, de hangars... Les habitants ont commencé à s'inquiéter en 1998. "On a effectué les premières mesures nous-mêmes, avec un radiamètre, se souvient Arlette Maussan. Puis, en 2001, la Criirad a été désignée comme expert officiel. Et, là, il a bien fallu que les pouvoirs publics reconnaissent qu'il y avait un problème."

Les résultats de la Criirad ne souffrant guère de polémique, le processus s'enchaîne alors: certains lieux sont enfin décontaminés, Areva promet une cartographie exhaustive dans un cercle d'un rayon de 3 kilomètres autour de l'usine. Un questionnaire est même distribué aux habitants des communes environnantes, afin de déterminer qui a utilisé des remblais miniers. Une première en France. Mais, est-ce suffisant? "Le cadre réglementaire est défini en concertation avec les pouvoirs publics, les élus ainsi que les associations, se défend Laurent Blaszczyk, l'un des porte-parole d'Areva. Nous ne sommes que l'opérateur, nous n'édictons pas les règlements."

De fait, les analyses effectuées à 1 mètre du sol se révèlent rassurantes -plus, en tout cas, que celles de la Criirad au contact direct d'une roche radioactive... Mais ces mesures ne prennent pas en compte les risques d'inhalation ou d'ingestion. Ni l'éventualité qu'un promeneur rapporte chez lui un caillou radioactif. "C'est bien là que le bât blesse! s'exclame Bruno Chareyron. Les normes sont trop permissives et ne permettent pas de trancher la question scientifique fondamentale: quel est l'impact d'une contamination permanente, même faible, sur la faune, la flore et les êtres humains?"

Pour tenter d'apporter une réponse, Christian Courbon a prélevé quelques plantes aquatiques le jour même où il mesurait la radioactivité sur le chemin de randonnée avec son compteur Geiger. Le lieu avait été soigneusement choisi: à environ 1,5 kilomètre en aval des rejets radioactifs, dans la Besbre, une rivière en principe décontaminée. Les équipes de la Criirad ont analysé ces mousses en exclusivité pour L'Express, en utilisant un spectrogramme de masse, appareil hautement perfectionné qui permet de détecter des dizaines d'éléments radioactifs artificiels ou naturels. Car les "périodes" de radioactivité varient considérablement selon les "descendants" radioactifs de l'uranium: de trois minutes pour le polonium 218 à des centaines de milliers d'années pour le thorium 230 et même 4,5 milliards d'années pour l'uranium 238!

Concernant ce dernier, les analyses de la Criirad sont formelles: avec 5500 becquerels par kilogramme (Bq/kg) par seconde, le taux d'uranium 238 analysé est 50 fois supérieur au niveau naturel (109 Bq/kg). "Il y a bien un impact sur la rivière, reconnaît Laurent Blaszczyk, d'Areva. Même si nous restons en dessous des seuils admissibles, nous ne pouvons évidemment pas nous satisfaire de cette situation."

Aucune alerte officielle donnée

Quant au radium 226, la contamination en aval a certes baissé depuis 2001, mais la concentration demeure encore 23 fois supérieure à ce qu'elle est en amont. Or ces particules dites "alpha" sont potentiellement dangereuses. Au point que, pour les centrales nucléaires, le niveau de rejet admissible est fixé à... 0 ! "Pourquoi ce qui est refusé à une centrale est-il jugé acceptable pour une mine ?" s'interroge Bruno Chareyron. Car ce "deux poids-deux mesures" a un prix: des cours d'eau souillés, des berges contaminées, des poissons et des plantes bourrés d'éléments radioactifs. Sans que jamais une alerte officielle soit donnée.

Et pour cause: "Quand une pollution est visible, on l'enlève, relève Arlette Maussan. Mais, là, personne ne voit rien, beaucoup de gens ne savent pas, le travail de sensibilisation est plus compliqué." Les riverains les plus avertis ont dû bricoler eux-mêmes des panneaux pour signaler les lieux les plus contaminés. Le dimanche, lors de balades en famille, les habitants évitent de s'attarder trop longtemps sur certains chemins réputés à risque.

D'autres ignorent totalement où ils mettent les pieds. Il y a quelques années, une rave-party avait été organisée devant le lac artificiel où sont entreposées les roches hautement radioactives - sans que quiconque ait été informé des risques. On a aussi retrouvé des habits au bord de l'eau et un téléphone portable, abandonné sur la berge, qui appartenait... à un militaire en permission.

Arlette souligne l'impasse dans laquelle se trouvent certains habitants. "Ils n'ont pas le droit de vendre leur maison parce qu'elle est contaminée, mais Areva refuse de la nettoyer, au motif qu'ils n'ont pas encore d'acquéreur!" Et, lorsque ce n'est pas Areva, ce sont les pouvoirs publics qui font preuve d'une transparence relative...

En 2001, la Criirad alerte les autorités sur le haut niveau de radiation du parking d'un restaurant à Saint-Priest. De retour pour une courte mission en 2005, les experts de la Criirad découvrent que le site a été revendu entre-temps à un Néerlandais d'une trentaine d'années. Surprise! Personne, ni à la mairie ni à la direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire) n'avait jugé nécessaire de l'informer des étonnantes "performances" radioactives de son nouveau bien. L'infortuné jeune homme, il est vrai, ne parlait pas français.

 


Voir le JT de TF1


L'Allier à la recherche des remblais radioactifs

Le figaro du 4 février 2004

Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) :
«Possédez-vous des minéraux issus de la mine d'uranium ?» «Connaissez-vous des chemins, des soubassements d'habitations ou des terrains où ont été utilisés des remblais issus de la mine ?» «Votre habitation est-elle concernée ?» Drôle de questionnaire pour 4 200 foyers des Bois Noir : dans cette région à cheval sur l'Allier et la Loire, les habitants des cantons de Saint-Just-en-Chevalet et du Mayet-de-Montagne viennent de recevoir dans leur boîte aux lettres un courrier très officiel envoyé par les sous-préfectures de Roanne et Vichy.

But de l'opération : tenter de remettre la main sur des remblais radioactifs, extraits de la mine d'uranium voisine de Saint-Priest-la-Prugne (Loire) et disséminés dans la nature depuis une quarantaine d'années.

En effet, les responsables du site ­ exploité de 1960 à 1980 par le CEA puis par la Cogema ­ ont distribué gratuitement à la population locale des matériaux de remblais qui se sont finalement révélés radioactifs. Pendant des années, les habitants du cru ont donc collectionné des pierres ou utilisé ces matériaux pour bâtir des maisons, des chemins ou des soubassements. Même les services de l'Equipement y ont eu recours pour construire des routes dans ce secteur.

Grâce au Collectif des Bois Noirs, composé d'élus locaux et de citoyens, des expertises ont pu être menées sur place par la Cogema, mais aussi et surtout par des cabinets d'experts indépendants. «Il aura fallu huit ans pour obtenir cette victoire, affirme Georges Duray, président du collectif. Au début, nous passions pour des doux dingues. Mais maintenant, il est officiellement prouvé que la mine d'uranium de Saint-Priest-la-Prugne a un impact sur l'environnement.»

Par endroits, le taux de radioactivité affiche en tout cas des résultats jusqu'à dix fois supérieurs au seuil d'alerte, comme dans cette scierie située à Lavoine (Allier), construite sur d'anciens terrils miniers.

La Cogema a dû décontaminer les bâtiments en enlevant, au printemps dernier, 8 000 m3 de remblais radioactifs sur lesquels était construite l'entreprise. D'après Georges Duray, «les hommes qui ont travaillé ici pendant des années ont pris sans le savoir des radiations de radon égales à celles d'un mineur de fond ! Mais, ajoute-t-il, les effets de la radioactivité sont partout présents dans un périmètre assez large autour de la mine. C'est pourquoi nous avons eu l'idée de ce questionnaire, pour faire parler les gens, les faire collaborer. Par exemple, nous savons que des particuliers collectionnent encore chez eux des cailloux contaminés. Ils sont beaux mais aussi radioactifs. Ils doivent être rendus !» Selon la Cogema, ces mêmes cailloux peuvent en effet produire en une heure le niveau de radiations admissible pour l'homme en une année !

Sur place, la population hésite entre fatalisme et révolte. Peu de gens tiennent à s'exprimer publiquement, craignant une mauvaise publicité pour leur région. Pourtant, grâce aux informations qu'ils pourront fournir, une cartographie des sites sensibles pourrait être élaborée. Il faudra ensuite procéder à la collecte des matériaux contaminés et, surtout, tenter de trouver un moyen d'en finir avec la mine. D'après des analyses menées entre 2000 et 2003 et révélées récemment, la radioactivité a aussi un impact sur l'eau, notamment dans la Besbre, en aval du site.

Enfin, même si Saint-Priest-la-Prugne n'est plus exploitée depuis vingt-quatre ans, il reste environ un million de tonnes de résidus radioactifs sableux encore stockés sur place et 1,3 million de tonnes de boues radioactives immergées dans un bassin de décantation de 18 hectares, dont on ne sait que faire...

Isabelle Poncet