Le Monde, 20/08/2004
Moscou de notre correspondante
Quinze années de détention dans
un "camp à régime sévère"
: la condamnation pour "espionnage" du scientifique
russe Igor Soutiaguine suscite l'indignation des défenseurs
des droits de l'homme. Il s'agit de la plus lourde peine prononcée
pour un tel motif en Russie depuis la fin du régime soviétique.
"C'est la fin des espoirs démocratiques, la fin de
l'espoir de voir un Etat de droit apparaître", déclare
l'écologiste Grigori
Pasko. Des représentants de Human Rights Watch et de
Memorial, l'association fondée par Andreï Sakharov,
dénoncent "un procès fabriqué, dans
le plus pur style du KGB".
Ces réactions sont intervenues après la confirmation,
mardi 17 août, par la Cour suprême de Russie, de la
peine prononcée à l'encontre d'Igor Soutiaguine,
en avril, par un tribunal de jurés à Moscou. Les
avocats d'Igor Soutiaguine, un spécialiste du nucléaire
âgé de 40 ans, qui travaillait pour l'Institut des
Etats-Unis et du Canada, placent désormais tous leurs espoirs
dans la Cour européenne des droits de l'homme pour obtenir
la révision du jugement. Arrêté en 1999, Igor
Soutiaguine a été classé "prisonnier
politique" par Amnesty International. De l'étranger,
des pétitions ont été adressées à
Vladimir Poutine, où figurent les noms de plusieurs Prix
Nobel américains de physique. Mais dans son pays, Igor
Soutiaguine est bien seul. Les médias russes, à
l'exception de quelques journaux d'opposition, ont évité
de s'attarder sur son cas.
VAGUE DE PROCÈS
Le cas Soutiaguine est pourtant symptomatique du virage pris par
une société russe où l'"espionnite",
la xénophobie et la puissance des services secrets tiennent
une place de choix dans le nouveau "patriotisme" insufflé
par le régime de Vladimir Poutine. Il s'inscrit dans une
vague de procès pour espionnage conduits ces dernières
années par le FSB, l'héritier du KGB, qui ont visé
des scientifiques (Valentin Danilov), des diplomates (Valentin
Moïseev), des journalistes et des militants écologistes
(Alexandre Nikitine, Grigori Pasko).
Du fond de sa cellule, Igor Soutiaguine continue de protester
de son innocence. Le FSB l'accuse d'avoir transmis à une
société britannique "agissant comme couverture
pour la CIA" des "secrets d'Etat" relatifs aux
systèmes d'armements nucléaires russes. Lui répète,
depuis cinq ans, n'avoir jamais utilisé que des informations
déjà publiques, disponibles sur Internet ou dans
des publications.
Un tribunal de 14 jurés l'a pourtant condamné le
5 avril. L'introduction de cours de jurés en Russie - une
réforme de Vladimir Poutine - avait été présentée
comme le début d'un alignement de la justice russe sur
les normes démocratiques occidentales. Mais, "un premier
groupe de jurés, dont les "organes" n'étaient
pas satisfaits, a été entièrement remplacé",
affirme une journaliste du quotidien Rousski Kourrier, qui a suivi
l'affaire.
"Cette décision de la Cour suprême est la confirmation
de la politique de revanche menée par le FSB en Russie",
commente Grigori Pasko qui, après un long séjour
en prison pour "espionnage au profit du Japon", tente
de renouer les fils de sa vie. "Les cours de jurés,
les institutions de l'Etat, tout ce que nous avons pu considérer
à un moment donné comme des "conquêtes"
démocratiques est en réalité perverti et
rongé de l'intérieur", constate-t-il.
"Vladimir Poutine, poursuit cet ancien prisonnier d'opinion,
ne sera jamais sensible qu'à une seule chose : les pressions
des leaders de l'Ouest. Mais on ne les voit pas."
Natalie Nougayrède
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