Bastamag.net, 8/01/2010:
Certains sèment la biodiversité, d'autres préfèrent semer la radioactivité. Les ministères de l'Ecologie, de la Santé et de l'Economie ont ouvert la porte au « recyclage » des déchets radioactifs issus de l'industrie nucléaire dans les biens de grande consommation. Du ciment radioactif pourra ainsi servir demain à bâtir des logements ou des écoles. Au grand dam des associations de consommateurs.
Faudra-t-il bientôt se munir d'un compteur
Geiger pour vérifier le taux de radioactivité que
dégageront les murs de votre logement, vos équipements
contenant du métal ou les matériaux présents
sur votre lieu de travail ? Scénario de science-fiction ?
Malheureusement non. Depuis 2002, le Code de la santé publique
interdisait l'ajout ou l'utilisation de substances radioactives
pour la fabrication de biens de consommation et de matériaux
de construction. Toute acquisition et cession de sources radioactives
étaient sévèrement encadrées. Ce n'est
désormais plus le cas. Le 5 mai 2009, quatre ministères
celui de l'Ecologie, de la Santé, de l'Economie et
du Logement ont signé un arrêté interministériel
qui permet de déroger à cette interdiction. Le texte
est entré en vigueur malgré l'avis défavorable
de l'Autorité de sûreté nucléaire.
Cela signifie que demain, si EDF veut se débarrasser de
ses gravats faiblement radioactifs générés
par le démantèlement de la centrale de Brennilis,
en Bretagne (la première centrale nucléaire française
à être démantelée), elle aura la possibilité
de les céder ou les vendre à une cimenterie. Celle-ci
transformera les gravats en matériaux de construction,
qui serviront ensuite à bâtir des bureaux, des logements,
des écoles ou des hôpitaux... Idem pour Areva. Si
la multinationale ne sait que faire de fûts en métaux
contaminés suite à un transport d'uranium, elle
pourra les livrer à une fonderie qui le recyclera dans
des produits de grande consommation : outils, véhicules,
machines agricoles ou tuyaux (ce qu'avait déjà tenté
de faire Areva en 2004 [1]). Seuls cinq catégories
de produits restent exclues de toute dérogation :
les aliments, les cosmétiques, les parures (bijoux), les
jouets et les matériaux en contact avec les aliments et
les eaux (les emballages par exemple).
Radioactivité lâchée dans la nature
Seuls les déchets radioactifs dits de « très
faible activité » (TFA) sont concernés.
Il n'empêche. Jusqu'à présent, l'Agence nationale
pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) entrepose
ces déchets dans un centre de stockage situé dans
l'Aube (Champagne-Ardenne). Les déchets sont enterrés
« à quelques mètres de profondeur dans
une roche argileuse », puis le lieu de stockage est
ensuite recouvert « d'une couche d'argile compactée
pour lui redonner son imperméabilité d'origine ».
En cas de recyclage, seuls les acteurs de la filière nucléaire
sont habilités à réutiliser du béton
ou les gravats contaminés pour leurs installations. Ces
précautions disparaissent avec le système de dérogation.
Une fois lâchés dans la nature, ces matériaux
ne seront plus tracés ni contrôlés.
« Même si ces déchets TFA seront dilués
dans d'autres matériaux, cela va augmenter le bruit de
fond de la radioactivité. Faible niveau de risque ne signifie
pas absence de risque », explique Corinne Castanier,
directrice de la Commission de recherche et d'information indépendantes
sur la radioactivité (Criirad). Contrôler les rayonnements
radioactifs coûte très cher. Les entreprises qui
recycleront ces matériaux auront donc tendance à
ne procéder qu'à des vérifications partielles
sur des échantillons de ciment ou de ferraille « dilués ».
Ce qui augmentera la possibilité de laisser passer un parpaing
ou une tôle trop radioactive.
Multiplicateurs de cancers
Corinne Castanier ne comprend pas pourquoi le gouvernement a pris
une décision si lourde de conséquences pour la santé,
à l'heure où les pouvoirs publics cherchent, dans
le cadre du « plan cancer », à diminuer
l'exposition des populations à la radioactivité
naturelle (notamment le radon, qui favorise les cancers pulmonaires
selon l'Organisation mondiale de la santé). En rendant
possible l'ajout de substances radioactives dans des biens et
des matériaux destinés au grand public, le système
de dérogation risque bien d'augmenter la radioactivité
artificielle, et les risques de cancer. « Seuls
les industriels y trouvent un intérêt. Au lieu de
stocker ces déchets, ce qui coûte cher, ils pourront
s'en débarrasser tout en récupérant de l'argent. »
Avec le démantèlement progressif des centrales nucléaires
vieillissantes, le volume des déchets radioactifs sera
multiplié par trois d'ici 2020, selon les prévisions
de l'Andra.
Ce retour en arrière est d'autant plus incompréhensible
que l'on cherche à réparer les erreurs commises
depuis un demi-siècle. Jusqu'en 1986, 50 000 paratonnerres radioactifs [2] ont été
disséminés dans toute la France, plus sept millions
de détecteurs de fumée contenant de l'américium
241 [3], radioactif pendant 433 ans ! « Nous
sommes en train de courir pour retrouver les objets radioactifs
disséminés sur tout le territoire et le gouvernement
rouvre la porte à des dérogations. Il faut tirer
les leçons de ces années-là ! »,
assène la directrice de la Criirad. L'interdiction, en
2002, d'ajouter ou d'utiliser des substances radioactives dans
des matériaux ou des biens de grande consommation avait
été obtenue après un long travail de la Criirad
et des associations de consommateurs, comme l'UFC Que choisir.
Avant cette réglementation, presque tout était permis.
Ainsi Saint-Gobain
avait introduit des déchets radioactifs dans la fabrication
de sa laine de verre (Isover) multipliant par vingt les rayonnements.
Ou la Cogema (devenue Areva) qui avait ajouté de l'uranium
appauvri dans la poudre d'émail jaune destinée à
la fabrication de bijoux. « Si demain la législation
autorise l'addition de substances radioactives, il s'agira
de modes de fabrication standard. Ce ne sont plus seulement la
laine de verre et les émaux qui seront radioactifs, mais
le ciment, le béton, l'acier, les pièces métalliques,
le carrelage, les appareils ménagers, les ustensiles quotidiens...
On peut légitimement s'inquiéter car le risque est
bien réel. Le démantèlement des installations
nucléaires va générer 15 millions de tonnes
de déchets », s'inquiétait alors
l'UFC Que choisir. Tout est désormais à refaire.
Recours juridique et responsabilité politique
La Criirad a d'abord adressé un recours au Conseil d'Etat
pour faire annuler l'arrêté sur la base de ses « anomalies
juridiques ». En cause : les modalités
d'information des consommateurs. Celles-ci restent à la
discrétion des industriels qui se garderont bien de mettre
le logo spécifique aux matériaux radioactifs sur
les emballages ! On ne peut faire plus laxiste. Or, c'est
aux ministères concernés de définir ces modalités
d'information. Ensuite, une telle décision concernant le
Code de la santé publique ne peut être prise que
par décret, signé directement par les ministres.
Mais seuls les chefs de service des administrations concernées
ont apposé leur signature au bas de l'arrêté.
L'association a adressé à Jean-Louis Borloo, Roselyne
Bachelot et Christine Lagarde une lettre ouverte le 6 novembre
2009 pour les alerter « sur le contenu et les conséquences
d'un texte, pris en leur nom » et pour qu'ils l'annulent.
Plus de 7 000 cartes pétitions ont également été
envoyées par des citoyens. Après deux mois de silence
gouvernemental, Corinne Castanier sera reçue le 11 janvier
au ministère de l'Ecologie. « Ils ne pourront
pas dire qu'ils ne sont pas au courant ». Si rien
ne bouge, la campagne pour l'annulation de l'arrêté
se durcira, avec l'entrée en lice des associations de consommateurs.
Ivan du Roy