Sud-Ouest, 30/12/2009: 

Nucléaire: mal-être à la centrale

NUCLÉAIRE. Syndicats et médecins du travail constatent que la santé psychologique des cadres et ouvriers travaillant à la centrale électrique du Blayais (33) ne cesse de se dégrader. Enquête

«Je crains qu'un suicide survienne à Blaye ; oui ce risque existe », témoignait, il y a un an, dans nos colonnes, un médecin du travail du Centre nucléaire de production d'électricité du Blayais, situé sur l'estuaire de la Gironde (1).

Fin janvier 2009, deux mois après cette déclaration, il constatait amèrement qu'une cadre, ingénieur de la centrale, avait effectivement tenté de mettre fin à ses jours en ingérant des médicaments. La scène s'est déroulée dans les bureaux du centre de production d'électricité girondin. Heureusement, l'employée a été secourue in extremis par ses collègues.

Certes, elle connaissait de sérieux problèmes familiaux... Mais, dans le même temps, elle vivait mal sa nouvelle affectation, s'estimant déconsidérée par sa hiérarchie, chose qu'elle a signifiée dans une lettre adressée à sa direction avant de passer à l'acte (2).

Suicide envisagé

Plus récemment, le 7 décembre, l'inspecteur du travail de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) était sur le site de la centrale. Motif de sa venue : un ingénieur de la radioprospection, à deux ans de la retraite et dont le service va être réorganisé, a confié qu'il envisageait de mettre fin à ses jours. « L'inspecteur a demandé qu'une expertise externe du service concerné soit menée », dit-on à l'ASN.

S'il est difficile d'établir jusqu'à quel point le mal-être au travail influence de tels actes de désespoir, la responsabilité de l'employeur ne peut être éludée. La série noire de suicides survenus chez France Télécom (32 depuis janvier 2008) l'a récemment rappelé. En septembre, ses salariés n'ont pas manqué d'incriminer leur direction, laquelle leur a, par la suite, consenti des concessions (3).

Au sein des centrales nucléaires d'EDF, le stress au travail n'est pas nouveau : les suicides de quatre employés, entre 2004 et 2007, à la centrale de Chinon, ont particulièrement marqué les esprits des salariés d'EDF, et, depuis le début de la décennie, des médecins du travail déplorent la multiplication des « syndromes de stress post-traumatiques » imputables au travail et dont le suicide est la manifestation ultime.

En novembre 2008, « Sud Ouest » retranscrivait le mal-être des employés de la centrale de Blaye (2 400 personnes), confirmé par la médecine du travail et relayé par les syndicats. Pêle-mêle, ils dénonçaient « les cadres sous pression qui se sentent incompris de la hiérarchie », « qui croulent sous la charge de travail, de plus en plus importante », et s'inquiétaient que des ouvriers soient « sommés d'effectuer de plus en plus rapidement leurs tâches ». Le cas des salariés précaires employés par les sous-traitants d'EDF et tenus de vivoter d'une centrale à une autre pour effectuer des tâches ingrates était aussi jugé très préoccupant.

Travail harassant

Depuis, la situation ne semble guère s'être améliorée à la centrale du Blayais. Ainsi, un des quatre médecins du travail note que « la tendance à la recrudescence des visites spontanées des agents [dans son cabinet] est assez marquée ». « De manière générale, la souffrance psychologique des agents ne diminue pas. Il me semble qu'il existe une augmentation de la population en difficulté en raison du stress et de la démotivation, remarque un de ses confrères, y compris au sein des cadres, qui ne se plaignaient jamais auparavant. »

Un constat partagé par un troisième médecin de la centrale : « Je remarque une très forte dégradation de la santé psychologique des cadres du service. La charge de travail est harassante, les horaires s'allongent facilement au gré des réunions. Les plus anciens me confient : "On fait n'importe quoi. On va dans le mur." Pour les cadres, il n'y a pas de possibilité d'infléchir cette tendance, dont le rythme est donné par l'état-major de la direction du parc nucléaire. »

Mais pourquoi EDF, entreprise lucrative, dont le capital est encore détenu en majorité par l'État, exerce-t-elle une telle pression sur ses salariés ? À en croire les syndicats, les causes sont structurelles. Le processus de privatisation est, sans surprise, pointé du doigt. « La réduction des coûts est imposée à tout va », affirme Agnès Dequevy, porte-parole de la CFDT, qui se défend de stigmatiser les managers. « La privatisation a bouleversé leurs pratiques, ils paniquent et c'est ainsi qu'ils en viennent à mettre la pression sur les agents placés sous leur autorité », poursuit-elle.

« La situation ne s'améliore pas car la politique de réduction du nombre des agents de maintenance se poursuit, constate pour sa part Thierry Raymond, délégué CGT au centre du Blayais. Ils sont amenés, de plus en plus, à faire de la surveillance et de la préparation de chantiers confiés à des prestataires extérieurs. Ceux-ci sont soumis à une énorme pression, car ils sont obligés de faire au plus vite pour que le réacteur redémarre rapidement sur le réseau. »

Ce dernier point est une préoccupation constante de la direction d'EDF. Pour maintenir coûte que coûte la capacité de production de son parc nucléaire, elle doit limiter autant que possible les arrêts de ses réacteurs, pourtant indispensables pour recharger le combustible et effectuer des opérations de maintenance et de surveillance.

Et, lorsque son parc ne peut répondre à la demande (laquelle est en constante augmentation depuis 2000), EDF est obligée d'acheter de l'électricité à l'étranger.

Les réacteurs nucléaires français se font vieux. Prévus pour fonctionner pendant quarante ans [faux], ils affichent presque tous plus de vingt ans. De fait, le rythme des opérations de réparation est amené à s'accroître, et la charge de travail des agents s'en trouve alourdie.

La commission s'inquiète

À la suite des révélations sur le mal-être des agents de la centrale de Blaye, la Commission locale d'information sur le nucléaire (Clin), par la voix de son président, Jacques Maugein, s'est inquiétée, dans un communiqué publié le 21 octobre 2008, de « l'augmentation chez les salariés de la prise de médicaments, de sédatifs, d'antidépresseurs », contradictoire avec « le maintien d'un haut niveau de sûreté des installations nucléaires ».

Pour couper court à ses interrogations, elle demandait à rencontrer des membres du comité d'hygiène de la centrale, et que la Direction régionale du travail lui communique les rapports d'activité de la médecine du travail du Blayais. Des desiderata qui sont restés encore à ce jour au stade de la déclaration d'intention.

(1) « Sud Ouest » du 20 novembre 2008. (2) L'enquête des gendarmes n'a cependant pas conclu à la responsabilité de son employeur. (3) Stéphane Richard, numéro 2 de France Télécom, a reconnu, en octobre, que l'entreprise était « peut-être allée trop loin »

 

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