La Tribune, POINT DE VUE, 26/5/08:

Qui empochera la rente nucléaire ?
[Remarque: La "rente", c'est bien avant l'analyse des coûts de gestion des déchets et de démantèlement des centrales !]

Il s'agit de savoir si l'État, propriétaire à 87 % d'EDF et de sa rente, et désireux d'en faire bénéficier les Français, va alléger aveuglément leurs factures d'électricité au lieu de financer une politique sociale d'envergure.

Dans un réseau électrique interconnecté, le bouclage de l'offre sur la demande se fait dans ce que les Anglo-Saxons appellent " l'ordre de mérite ". À chaque instant, on fait appel d'abord aux usines hydroélectriques " au fil de l'eau ", dont la production est perdue si elle n'est pas sollicitée, puis aux usines dont le coût de combustible est le plus faible, les centrales nucléaires en l'occurrence. Et quand cela ne suffit pas, il faut s'adresser aux centrales classiques, d'abord les moins coûteuses en combustible par kilowattheure produit, puis des centrales plus gourmandes, jusqu'au moment où l'offre couvre enfin la demande. C'est, à chaque instant, le coût par kilowattheure du combustible consommé dans cette dernière centrale alors mobilisée, la "centrale marginale ", qui fixe le prix du marché : en dessous de ce prix, ladite centrale refuserait de tourner ; au-dessus, d'autres centrales plus coûteuses s'offriraient aussitôt en substitution de la centrale marginale, ce qui obligerait celle-ci à réduire immédiatement ses prétentions. À chaque instant, le prix du marché couvre donc tout juste les dépenses de combustible de la centrale marginale du moment, tandis que les centrales inframarginales réalisent un bénéfice par rapport à leurs propres dépenses de charbon - ou d'uranium.

[Lire: Après 10 ans de programme nucléaire: EDF devient un fardeau pour la France, Science & Vie n°794, novembre 1984]

Ô miracle de la microéconomie, lorsque le parc de production est à l'optimum, les bénéfices ainsi réalisés par chaque centrale sur l'ensemble de l'année couvrent exactement leurs charges fixes (à un petit détail près concernant la centrale d'extrême pointe sollicitée statistiquement une fois tous les dix ans)... et tout est au mieux dans le meilleur des mondes. À frontières fermées, on peut admettre que le système français était à peu près à l'optimum, et chaque centrale couvrait donc ses charges fixes - même si, pendant plus de la moitié de l'année, la centrale marginale était nucléaire, donc peu coûteuse. À frontières ouvertes au contraire, le parc de production de l'ensemble interconnecté couvrant France, Benelux et Allemagne de l'Ouest est fortement sous-équipé en nucléaire, de sorte que, pour la zone, la centrale marginale est très souvent une centrale à charbon relativement coûteuse (et ce pour une vingtaine d'années au moins) : la fixation des prix du marché au niveau de la centrale qui est marginale à chaque instant procure alors aux centrales nucléaires - françaises pour la plupart - un excédent de recettes très confortable.

Appétit et indignation

C'est la fameuse rente nucléaire, qui déchaîne aujourd'hui les appétits dans l'Hexagone. Appétit et indignation. D'aucuns vont même jusqu'à refuser plus ou moins ouvertement le jeu du marché, pour retrouver le système des prix avantageux qui régnerait si les frontières étaient restées fermées... Il faut savoir ce que l'on veut. Peut-être a-t-on eu tort d'ouvrir l'électricité à la concurrence européenne, mais c'est fait. À proclamer maintenant la concurrence tout en refusant le jeu du marché, on nage dans l'incohérence. Si l'on en croit ces récalcitrants tardifs (c'est il y a dix ans qu'ils auraient dû réagir !), l'État doit obliger EDF à vendre en gros à ses concurrents en dessous des prix du marché - donc en sacrifiant en tout ou partie la rente nucléaire : ainsi lesdits concurrents pourront-ils, à la revente, être compétitifs avec les prix de détail, dits réglementés, fixés à EDF par ledit État en dessous de ce qu'auraient été les prix naturels du marché.

Il s'agit, en somme, d'utiliser la rente à éviter aux prix français de l'électricité la hausse générale normalement engendrée par l'ouverture à la concurrence. Cette aimable attention aurait pour objet de rendre l'énergie nucléaire encore plus sympathique aux Français ! Pourtant, dès lors que l'on avait opté pour l'ouverture des frontières, la solution naturelle était bien de respecter les prix du marché - et donc de voir EDF encaisser sa rente nucléaire - quitte pour l'État actionnaire à distribuer ensuite une proportion déterminée de celle-ci à des fins sociales délibérées (et votées solennellement par le Parlement).

Car le choix qui se présente, ce n'est pas soit l'affectation de la rente nucléaire aux consommateurs français d'électricité au prorata de leur facture, soit son abandon à une EDF qui s'en empiffrerait au-delà de ce dont elle a réellement besoin pour financer son développement. Il s'agit tout simplement de savoir si l'État, propriétaire à 87 % d'EDF et de sa rente, et désireux d'en faire bénéficier les Français, va alléger aveuglément leurs factures d'électricité au lieu de financer, au bénéfice de toute la population, une politique sociale de grande envergure - sauvetage des retraites par exemple - à la hauteur du pactole que l'atome lui fait tomber entre les mains.

MARCEL BOITEUX,
ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL (1967-1979) ET ANCIEN PRÉSIDENT D'EDF (1979- 1985), MEMBRE DE L'INSTITUT

 


Rappel:

Comment le "père de l'énergie nucléaire française" envisageait l'avenir.

Marcel Boiteux, le dirigeant d'EDF dans les années 70 était considéré comme le "père" de notre électronucléarisation.

On a souvent dit que les décideurs technocrates n'avaient pas du tout introduit le problème des déchets dans leur décision. Faux. Marcel Boiteux en témoigne.

En 1974 le mensuel Science et Vie publiait la controverse entre le nucléocrate français et le physicien Hennes Alfen (Prix Nobel 1970). La controverse porta en particulier sur le problème des déchets nucléaires. Alfen avançait un argument très fort :

" Le réacteur à fission produit à la fois de l'énergie et des déchets radioactifs : et nous voudrions nous servir maintenant de l'énergie et laisser nos enfants et petits-enfants se débrouiller avec les déchets. Mais cela va à l'encontre de l'impératif écologique : "Tu ne lègueras pas un monde pollué et empoisonné aux générations futures" ".

Marcel Boiteux dans sa réponse n'avançait pas que les déchets ne posaient aucun problème. Bien au contraire il avait conscience que ces déchets nucléaires qu'il allait produire, on ne saurait pas les gérer d'une façon satisfaisante. Mais son argumentation est intéressante à noter : " N'est-il pas d'ailleurs une évidente et dangereuse illusion que de vouloir extirper de notre héritage toutes difficultés, toutes responsabilités, que de vouloir transmettre à nos descendants un monde sans problèmes ? ".

Ainsi pour ce décideur laisser un bon paquet de merde radioactive à nos enfants est une bénédiction pour eux. Un gage pour leur santé mentale.

Ces déclarations, c'était en 1974. Monsieur Boiteux aurait eu des perspectives encore plus radieuses pour nos descendants s'il avait pensé que notre génération allait, quelques années plus tard, laisser des centaines de milliers de km2 contaminés par Tchernobyl. Quelle joie pour les parents des régions contaminées de léguer à leurs enfants un sacré tas de problèmes. Monsieur Boiteux aurait dû aller en Biélorussie et en Ukraine faire une tournée de conférences pour réconforter ces parents qui n'auraient pas vu tout l'intérêt de la situation.

Ces soucis de la santé mentale des générations futures qu'il est important d'alimenter par des problèmes que nous ne savons pas résoudre est peut-être la raison qui a déterminé les responsable politiques à propulser cet individu dans de multiples comités. On peut noter que M. Boiteux, président d'honneur d'EDF, a été élu le 27 octobre 1988 président du conseil d'administration de l'Institut Pasteur dont il était membre depuis 1973. En 1966 et 1967 il préside le comité consultatif de la recherche scientifique et technique. Ensuite il préside l'Institut des hautes études scientifiques. De 1982 à 1985 il préside le Centre européen de l'entreprise publique et la Conférence mondiale de l'énergie. Il ne faut pas oublier de mentionner qu'il est aussi administrateur de l'École Normale Supérieure et de Télédiffusion de France (TDF).

On voit que cet individu a largement pu exercer son activité pour fournir aux générations futures des problèmes difficiles, garantie de leur santé mentale, dans de multiples domaines.