Arritti, 22/10/2006: 

Russie: le mensonge nucléaire

Interview du journaliste Jean-Charles Chatard par le magazine corse ARRITTI

Pour le 20ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, l'ensemble des médias internationaux ont jeté unanimement un coup de projecteur sur la Bielorussie et l'Ukraine, mais les reportages et les investigations consacrées à la Russie de Wladimir Poutine ont été inexistants. Pourquoi ce silence ? Très peu de journalistes et d'ONG ont obtenu l'autorisation pour se déplacer dans les zones arrosées par le nuage. Le pouvoir russe, qui est loin d'avoir rompu avec les méthodes de l'époque communiste, n'est pas très favorable à la médiatisation des conséquences sanitaires du nuage radioactif. En septembre dernier, Jean-Charles CHATARD, journaliste insulaire et auteur du documentaire "Corse, le mensonge radioactif", a eu l'opportunité d'accompagner au coeur de la Russie l'association des enfants de Tchernobyl. De retour en Corse, il nous fait part de ses premières impressions:

ARRITTI : Dans un premier temps, quels étaient les objectifs de la mission en Russie ?

JC : Après 15 années d'existence, cette ONG française qui a concrétisé près de 120 projets en Ukraine et en Biélorussie, a souhaité monter une mission de prospection à Novozybkov, une ville moyenne de 43000 habitants, située dans la province de Briansk et à seulement 200 kilomètres de la centrale de Tchernobyl. Dans l'optique d'un futur projet d'aide humanitaire apporté aux enfants russes, nous devions recueillir de précieuses informations sur les conséquences sanitaires de la catastrophe dans ce kolkhoze radioactif oublié de Moscou, gangrené par la pauvreté et une corruption d'un autre âge.

ARRITTI : Comment s'est déroulée votre arrivée en Russie ?

JC : Rocambolesque !!! La douane russe a bloqué trois heures notre petite délégation occidentale sous le prétexte fallacieux que nous étions porteur d'une caméra de télévision et d'un détecteur de radioactivité. Malgré nos papiers en règle, il a fallu l'intervention personnelle et influente du maire de Novozybkov pour que nous puissions enfin fouler le sol russe. Dès le franchissement de la frontière, le premier magistrat de la ville a insisté pour qu'André Paris, scientifique de l'association, fasse rapidement des mesures de radioactivité au coeur des zones forestières et urbaines de la commune.

ARRITTI : Pourquoi cette demande soudaine du maire ?

JC : Avant notre déplacement, très peu de données scientifiques filtraient sur l'état actuel de la contamination mais aussi sur les habitudes alimentaires des populations vivant dans ce territoire reculé de la Russie. Nous étions loin d'être informés qu'il existait, en fait, au centre de cette région rurale, un scandale politico sanitaire de grande ampleur lié aux conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Au début de notre séjour, nous apprenons de la bouche du maire que la région de Novozybkov avait été fortement contaminée en avril 1986 par les retombées radioactives, les terres étaient devenues de fait incultes et l'économie locale avait été quasiment anéantie. Les populations locales ont ainsi obtenu pendant 20 ans de nombreux avantages sociaux : pension retraite, bourse scolaire, allocation logement et une meilleure prise en charge médicale.
Mais aujourd'hui, le Président Poutine, qui envisage de tourner définitivement la page de Tchernobyl, compte supprimer ces aides aux populations pauvres. Pour y parvenir, rien de tel que la désinformation et l'utilisation d'une bonne vieille méthode (bien connue en France) pour faire disparaître d'un tour de magie la radioactivité : la falsification des mesures de la contamination des sols et des aliments consommés. Malgré une durée de vie de trois siècles, l'Etat russe a osé annoncer, au nez et à la barbe des autorités de cette région, que les quantités de césium 137 étaient à présent négligeables et ne représentaient aucun danger. Les enjeux économiques ont à nouveau pris le pas sur la santé des populations. La présence d'André Paris au sein de notre délégation a donc pris une tournure inattendue. Devant les caméras de télévision et la presse écrite russe, André a pu réaliser des dizaines de mesures de terrain avec le service local de radioprotection, le maire, le pope de l'église orthodoxe, et les habitants de Novozybkov.

ARRITTI : Les mesures d'André Paris ont-elles révélées un nouveau mensonge russe ?

JC : Sans hésitation, oui !!! Vingt après la catastrophe, la radioactivité est encore très présente dans cette ville russe mais aussi, plus grave, dans les potagers des particuliers. André y a mesuré des taux de césium 137 supérieurs à 800 000 bq/m? et des pics de 1 million de béquerels dans les zones agricoles et forestières. Pour vous donner un ordre d'idée, la zone interdite de Tchernobyl commence dès que le compteur Geiger crépite et dépasse le seuil des 555 000 bq/m?.. Nous étions conscients que nous soulevions un gros lièvre dans une région totalement abandonnée par le Soviet Suprême. Au cours d'une cérémonie publique de remise de diplôme (une célébration digne de l'héritage soviétique), l'association des enfants de Tchernobyl a pu révéler à la population le résultat de ses mesures ainsi que les possibles aides humanitaires apportées aux enfants de la région : financement de séjours en France dits « de décontamination », distributions de comprimés de pectine pour baisser le taux de radioactivité dans le corps et des aides pour la réhabilitation de l'hôpital délabré de la ville. Ce jour là, les citoyens de la ville étaient révoltés contre Moscou et une procédure en justice a été engagée pour contrer les trucages de Poutine.

ARRITTI : Vous étiez donc au coeur d'une polémique, existait-il un danger de vous faire expulser du pays ?

JC : Depuis la révolution orange en Ukraine, le Président russe a fait voter des lois draconiennes qui limitent sévèrement le champ d'action des ONG étrangères en Russie. Poutine, dernier directeur général du KGB, pense que les associations humanitaires occidentales regorgent d'agents de renseignement qui pourraient permettre, un jour, le renversement de son régime. Le jour où nous avons fait la Une de la presse écrite russe, le FSB (ex KGB) a rendu une petite visite de courtoisie à Monsieur le Maire. Malgré cette attention particulière de la police russe, nous avons pu poursuivre en toute liberté nos investigations.

ARRITTI : Quel est le type de régime alimentaire dans ces campagnes russes ?

JC : Il est identique à celui de la Corse rurale où les produits laitiers et les légumes frais sont présents tous les jours dans l'assiette du consommateur. En Russie, la pauvreté généralisée induit inexorablement une volonté prononcée pour la consommation des champignons radioactifs. Quand je me suis baladé dans le marché de la ville, en septembre dernier, c'était le produit local dangereux à bas prix qui se vendait le mieux.

ARRITTI : Aujourd'hui, les enfants russes, qui vivent dans ces zones contaminées, sont ils en danger ? Y a-t-il urgence ?

JC : Je crois qu'il est temps d'agir très vite, mais pas dans six mois.dès aujourd'hui !!! Chaque jour qui passe, au coeur de ce poison inodore et incolore, ce sont des milliers de gamins pour la plupart innocents qui cumulent des doses inhumaines de radioactivité. Le risque est de développer dans un cours délai des complications médicales de type cancer et d'accélérer des mutations génétiques indélébiles pour les générations futures. L'acte le plus fort, ce serait d'adhérer à l'association des enfants de Tchernobyl et d'accueillir pendant l'été les enfants russes de Novozybkov au sein de quelques familles en Corse.