Professeur Youri Bandazhevsky

Nouvelles de prison
4 octobre 2002, Wladimir Tchertkoff

Je rédige ces Nouvelles de prison après 25 jours passés au Belarus (du 5 au 30 septembre), où j'ai filmé des villages pauvres, coupés du monde, ainsi que les travaux de Galina Bandajevskaya et du professeur Nesterenko, qui cherchent à établir, sur sollicitation d'un sanatorium biélorusse, si une corrélation existe entre la diminution de la contamination dans l'organisme des enfants (par adsorbant "Vitapect") et l'amélioration des atteintes cardio-vasculaires causées par incorporation du Cs137. J'ai donc pu interroger de plus près Galina et le Prof. Nesterenko et j'ai rencontré les avocats du Professeur Bandajevsky : Pogoniailo, celui qui a déposé la plainte au Comité des droits de l'homme de l'ONU, et Baranov, qui a défendu Bandajevsky au procès et le visite en prison. Voici les dernières nouvelles.

En ce moment, Youri Bandajevsky est finalement sorti d'une période tourmentée de confusion mentale et psychologique, qui a détérioré sa santé, a créé douleur et incompréhension au sein même de sa famille et nous a fait craindre pendant de longues semaines d'été (juillet, août, début septembre) de l'avoir perdu. Mis au courant de faits et de comportements nouveaux et peu clairs au premier abord, nous avons dû faire une patiente analyse pour comprendre ce qui se passait, travailler en silence, l'interpeller de la juste façon pour tenter de déjouer le piège et la provocation tendus par les "psychologues du KGB". Aujourd'hui, nous pouvons finalement dire ce qui suit

Depuis "l'amélioration" de ses conditions de détention au mois de juin dernier (voir les Nouvelles de prison du 12 juin), le professeur Bandajevsky a été placé en réalité sous la domination d'un fort et systématique conditionnement de psychiatrisation et de désinformation par les organes répressifs de Loukachenko. Ce fait a altéré la perception que Bandajevsky avait de la réalité de sa situation. Le vice-président du Parlement biélorusse, Konopliov, qui s'était présenté à lui et à la mission de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, guidée par M. Behrendt, comme une personne sensible aux requêtes occidentales, a joué en fait le rôle d'un miroir aux alouettes dans le bras de fer engagé entre l'Europe et le régime de Loukachenko autour de l'affaire Bandajevsky. Selon M. Behrendt, la libération du professeur Bandajevsky est l'une des conditions pour l'admission du Belarus au Conseil de l'Europe (le Parlement biélorusse semble y tenir beaucoup, le président Loukachenko, moins).

La chambre à trois lits avec poste de télévision et ordinateur, située dans l'aire de l'hôpital de la prison, où le professeur Bandajevsky a été transféré en juin, a fonctionné en réalité, loin des regards des autres détenus, comme un laboratoire de répression et de manipulation neuro-psychologique du prisonnier, dans le but de lui arracher un aveu de culpabilité et une demande de grâce. Les personnes qui ont une certaine connaissance (et expérience) du système totalitaire soviétique ne doutent pas que des substances psychotropes ont été administrées au prisonnier pour briser sa volonté et altérer sa lucidité. C'est la seule explication plausible de l'état dans lequel sa femme l'a trouvé après 3 mois de conditions de détention "améliorées". Le 17 septembre, elle a écrit :
"Je ne l'ai vu qu'une fois dans un état proche de celui que j'observe aujourd'hui : c'était le jour où il sortait du parquet flanqué de ses gardes après qu'on lui eut notifié l'accusation. Mais il s'était alors trouvé pendant un mois seul et isolé du monde, sans aucun contact, sans avocat. Sous la pression des "organes" qui voulaient qu'il avoue sa faute.
Je ne comprends pas ce qui lui arrive aujourd'hui. Je ne cesse de me demander quelle peut être la raison de ce changement brutal de son état de santé, de cette brusque aggravation en un laps de temps si court. Il souffre d'insomnie, se plaint de douleurs au cœur, à l'estomac. Il dit être incapable de porter un jugement objectif et professionnel sur ce qu'il fait. Il dit : "Je ne crois plus moi-même à ce que j'écris". Il se sent inutile et impuissant, ce qui aggrave davantage son état dépressif. Dans l'état où il se trouve aujourd'hui il est peu probable qu'il puisse tenir même un an."

Étourdi, début juin, par la subite amélioration des conditions de sa détention et par l'espoir que ce fait a suscité dans son esprit, par les promesses d'une prochaine libération s'il obtempérait à l'injonction d'interrompre les contacts avec sa femme (car "elle parle trop" et informe inutilement l'Occident), par les dures critiques que sa mère elle-même, - circonvenue elle aussi par les promesses de Konopliov! - adressait à Galina, "profiteuse" du soutien occidental, disait-elle à son fils, Youri avait marqué de la distance et une attitude de froideur et de refus de contacts avec sa famille, qui ne le comprenait plus. Cette indifférence a douloureusement affecté surtout ses filles. Il ne leur a jamais écrit, ne les a pas invitées aux rencontres (selon le règlement c'est le détenu qui invite le familier de son choix), alors que la grand-mère obtenait de la direction de la prison plusieurs visites de 3 jours hors programme (cela s'est su en juillet par un heureux hasard), et s'était mise à critiquer durement Galina. Celle-ci, persécutée et humiliée déjà à l'Institut de Gomel, qui l'a chassée de sa chaire, injustement calomniée par sa belle mère, a trouvé la force de se maintenir au-dessus de cette intoxication. Dans un de ses pires états d'égarement, Youri était allé jusqu'à déclarer à sa femme qu'il n'avait plus confiance en elle, que ses appels à l'aide lui nuisaient, qu'elle-même et des cercles occidentaux profitaient peut-être même de son emprisonnement et de sa science. Nous saurons plus tard, quand Youri sera libre, quelle était la part de fourvoiement réel, de déstabilisation mentale induite et/ou de comédie calculée pour se protéger et pour protéger sa famille : car Youri sait que quand il parle "on" l'écoute, quand il écrit "on" le lit. Son langage n'est pas libre. Quand il ouvre la bouche ou qu'il prend la plume, il doit s'adresser aux siens et aux ennemis en même temps. Il faut le décoder. Par ailleurs, se détourner ostensiblement de ses proches c'était aussi les protéger car des menaces voilées, mais suffisamment transparentes lui ont été faites concernant sa famille. Et quand finalement Youri a invité ses filles, la lettre n'est pas arrivée. Les filles encore très jeunes, qui ne comprennent pas le cynisme du système qui manipule les consciences et les sentiments, ne pouvaient pas comprendre son silence et en ont souffert. Elles ont réagi au premier degré, par la révolte. Aujourd'hui en tout cas l'enchantement semble brisé. Les lettres que je reproduis ci-dessous font voir comment Galina et Youri ont su briser ce cercle maléfique, sauver leur humanité et se rejoindre.

Bien sûr, Bandajevsky a toujours peur. Un des deux miliciens qui dort dans sa cellule a tué trois personnes : "quand je m'endors le soir, dit-il à l'avocat, je ne suis pas sûr de me réveiller le lendemain matin. J'ignore quelle est sa tâche.". Mais il s'est ressaisi et semble avoir décidé de ne plus se soumettre, de lutter, au-delà de la peur. De son côté Galina dit qu'elle ne serait pas surprise si une voiture la renversait dans la rue. Mais elle aussi est déterminée à continuer à nous informer, au-delà de la peur. Elle dit seulement : "N'oubliez pas mes filles". Elle sait que son existence, que sa fermeté, que sa liberté de parole constituent un réel problème pour leurs adversaires.

La mère de Bandajevsky a compris elle aussi qu'elle s'était trompée en croyant aux promesses et en suivant les instructions de Konopliov de briser le rapport entre son fils et Galina. J'étais présent à l'une des nombreuses conversation téléphonique de Galina avec elle, au cours de laquelle la belle mère se repentait encore une fois, en pleurant, d'avoir fait du tort à son fils et en demandant pardon à Galina de l'avoir calomniée. Elle a dit aussi que c'est au cours de l'une de ces récentes visites concédées hors programme qu'elle a assisté à la tentative des geôliers d'arracher à Youri l'aveu de culpabilité et la demande de grâce. Deux fois le texte qu'il rédigeait a été renvoyé par la direction de la prison parce que insuffisant. La troisième fois Youri a été convoqué dans les bureaux de la direction et après un long moment il est rentré ayant signé, angoissé d'avoir fait une bêtise. L'avocat est allé le voir avant hier et lui a posé la question. Youri a confirmé les faits en ajoutant qu'il a rédigé le texte devant 5 (cinq!) colonels en uniforme, qui exigeaient avec des menaces qu'il signe un aveu complet de culpabilité. Youri a dicté à l'avocat la partie principale du texte qu'il a signé : "Me trouvant dans la Colonie de rééducation par le travail j'ai beaucoup réfléchi à mon destin et à tout ce qui m'est arrivé. Ayant analysé ma situation et la considérant comme une punition divine pour les péchés que j'ai commis dans ma vie, j'emploie maintenant toutes mes forces pour les expier. Je demande que l'acte de rémission soit examiné avec humanité, ne serait-ce que dans une mesure minime, en remplaçant la Colonie de rééducation par un séjour de relégation. En poursuivant mes travaux scientifiques pour la protection des habitants de la région de Tchernobyl et pour la préservation de la nation, je serai plus utile que je ne puis l'être dans la Colonie de rééducation, où je suis détenu." En réalité il aurait fallu demander l'amnistie individuelle.

Quelques dates, pour reconstruire les faits.

Le 16 juillet, Galina, qui se trouvait dans le village de ses parents près de Grodno reçoit un message téléphonique urgent (par le fils de l'ex-secrétaire de Youri) : il faut qu'elle fasse parvenir 500.000 roubles à Youri en prison, au plus tard le jeudi 18 juillet. On lui dit que c'est très important. Galina n'a pas cet argent. Elle ne comprend pas, mais demande à son frère Sacha, qui se trouve à Minsk, de le trouver. Sacha emprunte, réunit 400.000 roubles et les porte à la prison, à la date requise. Le jeune chef de brigade, dont Youri dépend, n'a jamais transmis une telle somme à un prisonnier et n'ose pas la prendre. Sacha lui dit d'aller demander à Youri. Le milicien répond qu'il ne peut pas le faire car le prisonnier est à son troisième jour de visite avec sa mère. C'est la première fois que Galina apprend que ces visites hors programme sont concédées à la belle mère, à l'insu de la famille. Plusieurs semaines s'écoulent sans lettres de Bandajevsky à sa femme, alors qu'auparavant elles arrivaient tous les 2-3 jours. Tout récemment elle apprendra de la mère repentie qu'à la mi-juillet (époque de la demande d'argent), Konopliov leur avait promis que Youri serait sous peu sorti secrètement de prison et extradé à l'étranger. Promesse absurde qui n'a pas eu de suite, mais qui continuait à tenir Youri dans un état d'impatience, de tension épuisante, en attente d'évènements favorables. C'était la tête contre les murs, le jeu déstabilisant du chat avec la souris. Pour ne pas désespérer en prison, il faut renoncer aux espoirs quotidiens. Youri semble sortir seulement ces tout derniers jours de ce chantage psychologique. (Voir lettres ci-dessous).

Le 26 août, Galina obtient une rencontre avec le directeur de la prison, auquel elle reproche fermement sa façon de gérer les visites à l'insu de la femme et des enfants du détenu. Elle exige des explications. Le directeur change de couleur, rouge de colère il nie brutalement que la rencontre des 16-18 juillet ait eu lieu et lui interdit de jamais lui poser ce genre de questions. Il concède, le jour même, à Galina une visite brève, par téléphone et à travers la vitre. C'est là que Galina, qui n'avait pas vu Youri depuis 3 mois, constate la détérioration de la santé physique et psychique de son mari. (Le 6 septembre elle écrira son appel au secours au Comité des Droits de l'Homme de l'ONU. Cette lettre a été largement diffusé depuis.) Au cours de cette rencontre elle apprend de son mari que la visite semestrielle de 3 jours avec la famille, le 5 septembre, ne pourra pas avoir lieu, parce qu'il a déjà "dépensé" cette possibilité en n'invitant que sa mère pour cette date (c'est le prisonnier qui invite le familier de son choix, un mois à l'avance). Le 29 août j'ai une longue conversation téléphonique avec Galina Bandajevskaya et je note ceci dans mon journal :

Elle a obtenu l'autorisation de le rencontrer exceptionnellement. C'est la première fois qu'elle revoit son mari depuis trois mois. Elle ne l'a pas reconnu. Son état physique et moral est pire, dit-elle, qu'à sa sortie du premier emprisonnement. C'est comparable à ce qu'il était, quand elle l'a vu pour la première fois, 50 jours après l'arrestation en 1999.
Youri a beaucoup maigri depuis la dernière fois: ses yeux sont cernés de noir, écarquillés. Il perd ses dents qui s'effritent. Mais c'est surtout son état psychique et moral qui inquiète. Il est dans un état de grave dépression, indifférent à tout, même au travail scientifique. Il lui a répété 20 fois pendant l'entretien : "Tout m'est égal, tout m'est égal, tout m'est égal... Je ne peux pas t'expliquer ici l'énorme pression que je subis. Mon cerveau est comme un disque fêlé, qui revient toujours au même sillon. Je n'écrirai plus rien. Je ne m'occuperai plus de Tchernobyl."
Galina - Mais pourquoi?!
Youri - Tout m'est égal. Ma famille en périrait.
G. - Mais la science était sacrée pour toi !
Y. - Était... Je serai simplement médecin. Je ne veux plus lire de lettres.

Galina me dit que ses deux compagnons de cellule sont deux flics. L'un des deux est un assassin. La possibilité de téléphoner à sa famille, accordée au moment de la visite de la délégation parlementaire du Conseil de l'Europe, a été annulée. Sa fille Olga s'était adressée à la direction de la prison pour une autorisation de visite. Cela lui a été accordé. Quand Youri a vu Galina, il lui a reproché avec amertume "pourquoi n'êtes-vous pas venues? Je vous ai écrit !". Ni Olia, ni Galina n'ont jamais reçu cette lettre.

Galina a été frappée par son étrange indifférence à tout. Par ses sauts logiques. Il s'est contredit beaucoup de fois pendant l'entretien. Il lui a dit : "Tu collabores avec le KGB. Je ne crois pas en ton aide." En même temps il l'a suppliée à genoux de venir avec les fille le 17 septembre, jour fixé pour la rencontre téléphonique derrière la vitre.

Avant mon coup de fil, Galina a eu une longue conversation téléphonique avec la mère de Youri, pour lui donner des nouvelles et lui demander pourquoi celle-ci l'avait tellement calomniée et si longtemps auprès de son fils. Ébranlée par la description de Galina, la vieille mère a reconnu son erreur. Elle a reconnu n'avoir pas aidé son fils en sapant sa confiance envers Galina. C'est la triste et banale histoire d'une mère qui éprouve de la difficulté face à sa bru. Les ennemis de Bandajevsky ont su utiliser à fond cette faille de la famille pour tenter de casser son rapport avec l'Occident.

Le 6 septembre, nous rencontrons l'avocat Baranov à la sortie de la prison (depuis hier je suis à Minsk). Il confirme l'état de santé préoccupant, décrit par Galina et nous dit qu'il faut faire vite pour l'en sortir : "D'ici un an, nous aurons perdu le Professeur Bandajevsky", dit-il. Youri a donné à Baranov une courte lettre pour nous, écrite en sa présence :

Chers Amis!
Un énorme merci pour votre soutien. Je le sens constamment, il m'aide à exister. Je travaille comme je peux sur les problèmes dont je m'occupais avant. L'avocat Baranov vous parlera de ma santé. Malgré une série de circonstances graves, y compris d'ordre familial, je n'abandonnerai jamais ma tâche. Je vous remercie infiniment pour votre compréhension.
Avec ma profonde gratitude, respectueusement toujours vôtre

Sur le verso de la feuille, avec une écriture plus large:
En cas de besoin d'informations objectives sur mon affaire, je vous prie de vous adresser à mon avocat A.P.Baranov.
Bandajevsky
(L'avocat Pogoniailo a demandé de pouvoir le visiter. Cela lui a été refusé. Par ailleurs, Bandajevsky craint les contacts avec lui: il est vice-président du Groupe Helsinki du Belarus et est détesté par Loukachenko).

P.S. S'il vous plaît, si cela est possible, faites en sorte que mon avocat Baranov me visite deux fois par mois.
Contactez moi à travers lui et à travers ma mère, et directement avec moi. Cela ne limite en aucune façon nos contacts à travers G.S.
(G.S. = Galina Serguéievna.)

Le 17 septembre, c'est la rencontre brève réglementaire. Galina décide d'affronter avec lui le fond de la situation, de raisonner son mari en lui expliquant la duperie et la manipulation dont il est l'objet. Elle a craint qu'il refuserait de l'entendre, mais il l'écoute attentivement et semble commencer à partager son analyse. "Continue, continue, lui dit-il, je commence à y voir clair. Je pense les mêmes choses, je fais la même analyse". A partir de cette rencontre Youri commencera à se libérer de l'emprise psychologique de ses geôliers, en acceptant avec prudence le risque de communiquer plus librement avec la famille, de manifester son attachement envers les siens.

Datée du 22 septembre, une grande lettre à la famille.

Mes chéries!
Aujourd'hui, dimanche 22 septembre. Cette semaine a été très tourmentée, elle m'a complètement épuisé. Ce n'est pas moi qui dois te dire, Galia, à quel point c'est difficile! Tu as tout vu et tu sais tout. Analyses continuelles, attente du nouveau, incapacité et indifférence à m'occuper de moi-même : voilà les éléments de mon existence actuelle. Je m'efforce de suivre tes instructions, de vivre le jour présent, mais comment? Je n'ai pas appris à le faire. Je ne réussis pas.
Quoi qu'il m'arrive, quelle que soit ma douleur, j'aime mes enfants!!! Vous pouvez me gronder, mais j'aime mes enfants comme avant et j'en suis fier!
Je ne vais rien leur expliquer maintenant! Le temps montrera tout et remettra chaque chose à sa place. Je veux qu'elles soient en bonne santé et heureuses! La vie de Oliouchka est très difficile en ce moment, mais je voudrais te souhaiter, ma petite fille, si tu peux l'accepter, plus d'amour pour tout, et avant tout pour Dieu et pour ce qu'il a créé. Cet amour aura nécessairement une suite!. Tu comprends ce dont je parle. Ne juge pas les autres, ne te vexe pas, efforce-toi de voir davantage le bien. Et tout, tout te réussira! Je crois en cela! Embrasse fort Dimitri de ma part!
(mari de Olia)
Natachenka, mon petit soleil, excuse le retard de mes vœux (pour le début de l'année scolaire à Minsk, où elle a déménagé avec sa mère). Je pensais l'avoir fait à temps, mais je ne sais pas pourquoi ce retard. Pour toi aussi c'est une période difficile, tiens bon mon petit! Ne te fâche pas contre moi et contre les autres. Efforce-toi de bien étudier. Tout ira bien pour toi. Ne sois pas malade et joue au tennis. Demande qu'on te l'apprenne, pour toi-même, cela aide dans la vie!

Galia, les nerfs ont été mis à dure épreuve. En ce moment je t'écris, la journée n'est pas bonne, les questions pratiques ne me réussissent pas, je ne sais pas tout faire, plus exactement je suis maladroit en presque tout, d'où les nerfs et la mauvaise humeur. Mais je tiendrai le coup! Bien sûr, les forces sont épuisées, plus exactement il en reste peu. Le pire c'est l'absence de désir pour quoi que ce soit. Depuis deux jours, je broie du noir, je ne peux rien faire. Je te souhaite à toi et aux enfants le plus grand bien possible. Surtout soyez en bonne santé et heureuses. Je pense à vous, je me souviens de vous et vous souhaite seulement du bien. En ce qui concerne les projets scientifiques les forces manquent. Si les idées viennent, les forces me manquent. Puisque les conditions pour travaille n'existent pas, ne m'envoyez pas la version du livre. Pourquoi travailler inutilement. Un énorme merci à tous ceux qui me soutiennent sincèrement. Je sais que beaucoup de personnes voient en moi avant tout l'homme et le savant. Je leur en suis infiniment reconnaissant. Éclaircir en ce moment qui a raison et qui a tort n'a aucun sens! Ce n'est ni le moment, ni les conditions pour le faire. Je demande pardon à tous ceux que j'ai offensés, à ceux que j'ai blessés, à ceux contre qui j'ai été irrité ou par qui je me suis cru offensé!!! Je leur demande pardon devant Dieu! Je vous demande pardon à tous!
Ces derniers temps, j'éprouve un grand besoin de soutien spirituel, aussi je m'efforce de prier. Je m'y cramponne.
Mes chéries, ne me jugez pas sévèrement, je voudrais que nous ne nous disputions pas, mais que nous nous comprenions et nous soutenions les uns les autres. Ce n'est pas facile. Surtout maintenant.
Quoi qu'il en soit, je m'efforce de conserver la lucidité dans l'appréhension de la situation, la capacité de penser et d'analyser. Bien sût, je n'ai pas la possibilité de maintenir mon métier au niveau nécessaire. Mais je tiens le coup. Pour le reste, en ce qui concerne la santé, tu vois et tu sais tout Galia! Il n'y a rien à ajouter.
Merci pour le colis. Dommage que tu n'as pas pu me transmettre les macaronis-coquilles, ils sont très bons! Je le dis comme ça, sans récriminer contre personne!
(pense-t-il à ses gardiens?)
J'ai de la nourriture en ce moment, mais pas l'envie de la manger. J'invente toutes sortes de procédés pour cela, mais les conditions ne s'y prêtent pas et je suis peu pratique en cuisine pour la préparation! (il a un petit réchaud pour se préparer à manger)
Voilà ce qu'il en est de mes affaires. Merci pour l'aide.

Je vous embrasse,
Papa.
22 septembre 2002

Le 3 octobre, communication téléphonique de Grenoble avec Galina. (Hier, le "Musées de la Résistance" et le "Comité de soutien à Bandajevsky" de Grenoble ont organisé une soirée, avec projection de "Mensonges nucléaires" et débat, dédiée au scientifique emprisonné.)
Hier, 2 octobre, l'avocat Baranov a rencontré Galina à la gare de Minsk, à sa sortie de la prison, où il a visité Youri. Galina me dit qu'il était très agité, troublé, effrayé même : "Ils le pressent et le tourmentent très fort, lui a-t-il dit. Il y a quelques jours, ils ont perquisitionné à fond sa chambre. Ils cherchaient quelque chose dans ses papiers. Ils n'ont rien trouvé. Les lettres arrivent rarement. Rien n'arrive de Galina. Youri a écrit à Olia, mais les lettres n'arrivent pas."
Galina avait donné une lettre à l'avocat pour qu'il la transmette à Youri. Baranov l'avait prise avec crainte. Elle pouvait être saisie et son contenu n'était pas inoffensif. Youri l'a lue et l'a rendue à l'avocat avec une réponse écrite sur le champ. Baranov n'a pas été fouillé, mais il a peur. Il est impressionné par l'importance que le cas Bandajevsky revêt pour le pouvoir. Il a dit à Galina : "Je n'irai pas la semaine prochaine, laissez moi me reprendre."

Lettre de Galina.

Bonjour notre chéri, le plus aimé!

Je t'envoie l'avocat, qui est au courant de tous tes problèmes. J'espère que le fait de parler avec lui te donnera un soulagement moral et t'aidera à comprendre les difficultés survenues. J'ai appris, ces jours-ci, les propositions qui t'ont été faites par "la personne importante". Mon chéri, on t'a dupé, on continue à te tromper et ce n'est pas fini. La situation est très compliquée en ce moment dans notre pays. J'espère que tu es au courant de tous les évènements. Sinon, je te rappelle :
1. Une Commission européenne a été constituée pour l'examen des affaires liées à la disparition d'homme politiques réputés.
2. Dernièrement, le Président du Belarus lui-même a reconnu que beaucoup d'innocents se trouvent dans nos prisons et il a ordonné de créer une commission chargée de vérifier les affaires les plus retentissantes des dernières années.
3. La session de l'APCE (Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe), qui examinera les problèmes politiques concernant notre pays. C'est la raison pour laquelle ils "te travaillent" aussi activement et avec une telle insistance. Tous les moyens sont bons pour cela. Leur but en ce moment est de nous désunir, de nous séparer l'un de l'autre. Yourotchka, comprends le, je suis pour eux (pour nos ennemis communs) un adversaire très dangereux. Ils veulent m'éloigner, me mettre à l'écart, cela leur simplifierait le travail avec toi. Si auparavant j'assurais la défense contre les organes judiciaires, maintenant je suis obligée de combattre ta mère. Elle n'est pas une aide ces derniers temps, mais au contraire. Mais je comprends et je sais autre chose : si je cède à l'orgueil et à l'offense (parce que tu n'as pas apprécié mon aide) et qu'il ne vaut pas la peine de t'aider, cela équivaudrait à ce que, moi médecin, j'abandonne sans aide mon patient malade. Yourotchka, il est essentiel en ce moment que nous soyons unis. Je te supplie, aide-moi à lutter. Réfléchis bien à chaque décision. Je comprends que ta situation est très difficile et pénible. Manque d'informations, journées monotones et tristes, énergie négative de cet établissement, tout augmente ton état dépressif et agit sur ton état de santé. Je t'ai déjà demandé : apprends à vivre le jour présent. L'ayant vécu plus ou moins bien, remercie le Seigneur et commence le jour nouveau. Il ne faut pas penser à ce qu'il y aura dans une semaine, dans un mois, dans un an. Tout cela ne fait qu'augmenter la tension nerveuse, suscite des pensées tristes. Je comprends qu'il est impossible de faire un bon travail scientifique dans les conditions où tu te trouves. Mais tu dois t'efforcer de t'occuper. Rien n'épuise autant que l'absence du travail aimé. Ta tâche principale c'est de conserver la tête limpide et l'esprit clair. Pour cela il faut que tu te prennes en mains, fais du sport et du training autogène.
Tout va bien à la maison. Les enfants sont en bonne santé et attendent de te rencontrer. Surtout Natalia rêve d'entendre ta voix et de te tenir par la main, elle s'ennuie beaucoup de toi. Je pense que l'énergie positive qui provient des enfants te fortifiera et de redonnera confiance en toi. Tu dois vivre malgré les difficultés. Ne cède pas aux provocations et aux persuasions, même si elles seront très séduisantes. Youra, tu dois te rappeler que toute proposition, si elle est faite en secret, à couvert, c'est déjà un piège. Je te demande encore une fois, tiens bon de toutes tes forces, même si parfois cela te semble impossible. Moi et beaucoup de personnes qui te soutiennent, nous croyons qu'avec l'aide du soutien de tes amis, tu tiendras le coup et tu vaincras. Tu es fort et tu es dévoué à ta science.. Je te souhaite bien, réussite et sérénité d'âme. Nous t'aimons beaucoup.
A bientôt.
Nous t'embrassons très fort.
Galia et enfants.
Le 2 octobre 2002.

 

Réponse de Youri

Bonjour mes chéries!
J'ai reçu les lettres et les affaires. Merci
Il faut souligner que :
1. Je continue à m'occuper intensément de science. Dans mes conditions non seulement il est difficile d'en écrire et d'en parler, mais même d'y faire allusion. D'où l'absence d'information de moi à vous.
2. Je n'ai pas l'intention de changer de chevaux au milieu du gué.
(Il répond à une précédente lettre de Galina qui lui disait que c'était une bonne façon pour se noyer. Il devait choisir entre l'aide internationale et celle de ses geôliers.) Sois tranquille Galia. Calme-toi et calme les autres. Tout le monde doit savoir que nous sommes unis! Quelles que soient les situations.
3. J'accomplis toutes tes recommandations. Tranquillement, calmement. Sans panique ni émotivité. Diffuse mes idées scientifiques. Si la possibilité se présente, je transmettrai le manuscrit d'articles : publie les en brochure.

Envoie-moi régulièrement l'avocat Baranov.
Dans les lettres je porterai l'accent sur le système de survie en prison : je le rédigerai, le proposerai à l'examen en haut lieu et demanderai qu'il soit publié.
Il n'irritera pas par son contenu, mais sera utile à la société. Je t'envoie les premières pages!
Je pense qu'aujourd'hui c'est très important pour nous tous. Je te prie de le lire très attentivement. Je te l'enverrai bientôt!
J'attends les enfants à la prochaine visite! J'ai choisi quelques projets de recherche pour Olia
(elle est médecin neurologue, fraîche émoulue et veut faire de la recherche en neuropathologie).
Évite d'entrer en relations personnelles avec certaines personnes. Ne les irrite pas, ne les inquiète pas. Tu comprends toi-même?
Prends-toi en mains et travaille. Montre moi les résultats de tes examens.
Envoie moi les copies de mes cours.
Je vois que la liaison est mal réglée entre nous
(les lettres qui n'arrivent pas?).
Je ne sais pas pourquoi, mais je devine (!)
J'envoie des lettres à Sacha et à Olga. Et toi, les reçois-tu?
Sur les questions les plus importante je propose de tenir la liaison par A.P.
(Baranov). Nous devons nous conduire très attentivement et avec prudence.
J'aimerais que la recension de mon livre soit faite par les professeurs Fernex et Nesterenko
(Il s'agit de trois monographies existantes qu'il veut faire publier en un volume).

Le 3 octobre, Galina me dit qu'elle vient d'avoir une conversation avec l'attachée culturelle de l'Ambassade de France, Sylvie Lemasson, qui lui a dit : "Votre lettre-appel à l'ONU est très à propos. Les ambassadeurs européens ont envoyé un télégramme au Ministère des affaires étrangères du Belarus, qui a répondu par télégramme qu'ils s'occuperaient de la question et qu'ils permettraient à l'un des ambassadeurs de visiter le Professeur Bandajevsky".

Que faire?
Submerger Alexandre Loukachenko de lettres, lui demandant de concéder au scientifique l'amnistie individuelle. Le Président du Belarus a cette faculté. Ce geste humanitaire (envers les populations autant qu'envers le scientifique) serait apprécié par l'opinion publique en Europe et dans le monde.

Visites de l'avocat
Chaque visite de l'avocat coûte désormais 100 $. Il faut assurer cette somme au moins deux fois par mois pour satisfaire la requête de Bandajevsky. Cette somme est versée à l'État par l'avocat, qui en perçoit une partie seulement. Cela lui donne le droit de visiter le détenu.

Les circonstances de la vie et leurs choix ont fait des Bandajevsky un couple d'insoumis dans un monde d'apeurés, de lâches et d'exclus. Avec Nesterenko, - le seul à les soutenir ouvertement au Belarus, - ils défendent l'honneur de la science devant l'infamie des mensonges et des silences de la communauté scientifique. Nous serons déshonorés si nous les perdons à cause de notre indifférence ou de notre négligence. Les médias biélorusses ont informé sur les déclarations de M. Behrendt au Conseil de l'Europe, qui a parlé des hommes politiques disparus au Belarus en citant leurs noms. Le nom de Bandajevsky n'a pas été prononcé. Youri demande s'il s'agit d'une omission des médias ou si son cas a été mis entre parenthèses.

Les Bandajevsky jouent leur vie dans cet affrontement, qui est loin d'être fini. Il y aura encore des rechutes et des rebondissements. Notre soutien ne doit se relâcher à aucun moment. Il doit, au contraire, s'intensifier, car le temps presse. Chaque fois que le soutien s'est accru, l'étau s'est desserré.

4 octobre 2002,
Wladimir Tchertkoff.