PARIS, 6 mars - L'annonce
d'une expérience réussie, sur une petite échelle,
de fusion nucléaire dans un laboratoire américain,
dont se fait l'écho la revue Science à paraître
vendredi, suscite déjà autant d'enthousiasme que
de scepticisme dans les milieux scientifiques.
Alternative à la fission nucléaire, la fusion nucléaire,
c'est-à-dire l'obtention d'énergie selon un procédé
reproduisant ce qui se passe au coeur du soleil pour libérer
de l'énergie, représente la quête ultime des
chercheurs depuis des décennies, et des millions de dollars
ont déjà été investis pour tenter
de doter l'humanité d'une source d'énergie nucléaire
"propre" et "illimitée". L'hydrogène
est en effet présent dans l'eau, donc disponible en abondance,
et le casse-tête des déchets nucléaires
ne se poserait plus.
L'expérience de fusion, qui a été faite avec de l'acétone liquide dans lequel les atomes d'hydrogène avaient été remplacés par du deutérium, a été menée par une équipe américaine et russe du laboratoire national d'Oak Ridge (Tennessee) et du Rensselaer Polyclinic Institute de New York. Conduits par Rusi Talayarkhan, ils expliquent avoir, par le biais d'ondes acoustiques envoyées dans de l'acétone refroidi, obtenu des bulles microscopiques dont l'implosion à des millions de degrés aurait produit de faibles éclairs de lumière.
C'est à l'intérieur de ces bulles
implosées que les noyaux des atomes se fondent, libérant
de l'énergie de la même manière que le fait
le soleil. Selon les calculs des chercheurs, l'implosion des bulles
a généré des températures aussi élevées
que celles du soleil pendant quelques trillionièmes de
seconde.
Fusion froide
Pendant des années, les scientifiques ont sans succès tenté, dans des réacteurs gigantesques, de parvenir à la fusion nucléaire, processus par lequel le noyau de deux atomes de deutérium (une forme lourde d'hydrogène) sont amenés à se rencontrer pour former du tritium, une autre forme d'hydrogène, pour dégager de l'énergie. La fission nucléaire, réaction qui entre en jeu dans les centrales nucléaires ou les bombes atomiques, se traduit par la division d'un atome pour relâcher de l'énergie.
L'opportunité pour la prestigieuse revue Science de publier à ce stade le résultat d'une étude jugée très prometteuse pour les uns, objet de méfiance pour les autres, fait elle-même l'objet d'un débat. La revue cite d'ailleurs deux chercheurs qui ont tenté, sans arriver à une fusion, de reproduire l'expérience de Talayarkhan, qui avait elle-même avant d'être publiée été soumise au contrôle d'autres spécialistes.
"Les scientifiques resteront, et devraient rester sceptiques jusqu'à ce que cette expérience ait pu être reproduite par d'autres", commente Fred Bechetti, physicien de l'université du Michigan, qui reconnaît toutefois dans Science que "jusqu'à preuve du contraire, on doit la considérer comme crédible".
Pour Robert Park au contraire, un physicien de l'université du Maryland, on s'expose à un fiasco du type de qu'on avait connu en 1989, quand deux scientifiques, Stanley Pons (Université d'Utah) et Martin Fleischmann (Université de Southampton, GB), avaient annoncé à grand renfort de publicité être parvenus à la "fusion froide" dans un tube de laboratoire contenant du palladium. L'intérêt de cette "percée" avait été réduit à néant, nul n'ayant pu la reproduire.
Libération du 06/03/02
Révolution ou erreur de mesure? Une étrange expérience de fusion nucléaire secoue le monde scientifique.
L'objet ultime des expériences sur la fusion nucléaire: trouver une source d'énergie propre et inépuisable. ressions, petites phrases, contestation, fantasmes, articles à sensation. Tout est réuni pour une controverse dont la science a le secret. Avec en vue rien moins que la réponse tant attendue aux problèmes énergétiques de l'humanité : une source d'énergie nucléaire propre et inépuisable. Et deux équipes de chercheurs qui se déchirent au sein d'une même institution américaine prestigieuse.
Avril 2001. Des physiciens américains
et russes achèvent une expérience de fusion nucléaire
inhabituelle au laboratoire national d'Oak Ridge (Etats-Unis).
Pour cela, ils n'empruntent pas la voie «traditionnelle»
qui utilise des machines gigantesques pour atteindre les conditions
nécessaires à la fusion de noyaux telle qu'elle
se produit au coeur des étoiles. Rusi Taleyarkhan et son
équipe (1) constatent au contraire la fusion au cours d'une
expérience «légère», fondée
sur la création et l'implosion de bulles dans un liquide
(lire encadré). «Quand j'ai vu leurs résultats,
raconte leur patron Lee Riedinger, directeur
scientifique du laboratoire d'Oak Ridge, je leur ai demandé
de refaire leurs expériences avec d'autres collègues»,
Dan Shapira et Michael Saltmarsh. En juillet 2001, les deux groupes
d'Oak Ridge reprennent l'expérience mais utilisent des
instruments de mesure différents. Patatras, les détecteurs
ne voient rien. Pour Shapira et Saltmarsh, l'affaire est close.
Point de fusion dans les bulles de leurs collègues.
Publication. Mais Rusi Taleyarkhan et son équipe ne partagent pas ce point de vue. Ils soumettent leurs travaux à la revue Science. «Le papier a suivi plusieurs allers-retours», explique Lawrence Crum, de l'université de Washington, qui a participé au long processus de validation. «Puis la revue a donné son feu vert.» La publication est prévue le 7 mars. Mais le 1er, première fuite. Les recherches sont évoquées sur le site de la Société américaine de physique. Deux jours plus tard, la presse britannique s'en empare. Le phénomène est qualifié de «fusion froide». Un comble, puisque l'expérience aurait atteint plusieurs millions de degrés. Mais une référence à la longue polémique survenue en 1989 après l'annonce - par voie de presse - de la découverte d'un mécanisme de fusion nucléaire à froid qui ne sera jamais confirmé.
Le 4 mars, Science décide d'avancer la publication de l'article de Taleyarkhan. Et envoie parallèlement à la presse deux textes complémentaires. Surprise, le premier est signé de Shapira et Saltmarsh, les deux qui n'y croient pas. Le second est une réponse de Taleyarkhan qui tente de démontrer que ces physiciens ne savent pas se servir de leurs instruments.
Contradiction. La décision de publier
n'a pas été facile à prendre pour Science,
comme en témoigne son éditorial. «Nous avons
été contactés par des responsables de haut
niveau à Oak Ridge», écrit l'éditeur
Donald Kennedy. «Ces responsables ont demandé avec
insistance de retarder la publication» de l'article, explique-t-il,
s'indignant par ailleurs de
l'intervention de «deux scientifiques distingués»,
extérieurs à Oak Ridge, en ce sens. Alors que des
voix s'élèvent pour contester la décision
de publier, Donald Kennedy rappelle aussi que «la mission
[de Science] est de porter à la connaissance du public
les travaux scientifiques intéressants et potentiellement
importants après s'être assuré de leur qualité
autant qu'il est possible». Il souligne que «[la revue]
ne peut pas publier des articles avec la garantie que chaque résultat
est exact». Mais devant la tournure des événements,
Science a quand même pris ses précautions. Pas moins
de quatorze spécialistes ont été appelés
à juger l'article de Taleyarkhan avant sa publication.
A charge pour la communauté scientifique de commenter,
réinterpréter, réfuter ou confirmer ce qu'il
affirme. A en juger par les noms d'oiseau qui s'échangent
déjà sur l'Internet, elle ne s'en privera pas.
Par Denis DELBECQ
(1) Les Américains C. West et J. Cho (Oak Ridge), R. Lahey et R. Block (Rensselaer Polytechnic Institute) et le Russe R. Nigmatulin (Académie russe des sciences).
Mathias Fink, de l'école de physique
et de chimie de Paris:
«Que d'autres refassent les expériences»
Mathias Fink est directeur du laboratoire ondes et acoustique à l'Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la Ville de Paris. Il explique en quoi la publication des travaux de Rusi Taleyarkhan était essentielle.
Comment lisez-vous les résultats de vos collègues américains ?
C'est sans doute une percée fantastique, et je pense que la fusion a pu avoir lieu. Les chercheurs ont utilisé une astuce remarquable qui leur a permis d'obtenir des bulles beaucoup plus petites que ce qui se faisait jusqu'à présent. Et ensuite un accroissement spectaculaire de volume des bulles qui explique probablement qu'ils aient pu atteindre, lors de l'implosion, une énergie et un confinement suffisant pour déclencher une réaction de fusion. Ce travail paraît très sérieux. Pendant le processus de révision de l'article, les expériences ont été refaites sous de très nombreuses formes. Le choix du liquide expérimental, l'acétone deutéré, est très original et a dû jouer un rôle dans leur résultat.
Peut-on considérer cette expérience comme une preuve que la fusion nucléaire est possible par cette technique ?
Bien sûr que non. Il faut maintenant que d'autres équipes s'en emparent, refassent les expériences. Il reste plein de questions sans réponses. Ces recherches ne doivent pas être cantonnées à la communauté des spécialistes de l'acoustique et de l'hydrodynamique. Il faut maintenant travailler avec des chimistes et des physiciens nucléaires pour en savoir plus. Et avec des spécialistes de la modélisation des réactions de fusion, comme ceux du laboratoire Lawrence Livermore (Etats-Unis) qui ont montré qu'on peut atteindre les températures nécessaires à la fusion nucléaire avec le principe de la sonoluminescence.
Comment jugez-vous la polémique qui a éclaté à l'occasion de la publication de ces travaux ?
Cela fait plus de huit mois que l'information circule dans la communauté et que les débats couvent. La fusion est l'objectif ultime de la recherche en sonoluminescence depuis quinze ans. Cette équipe n'était pas la plus attendue sur cette question, mais du fait qu'elle est située au centre d'études nucléaires d'Oak Ridge, elle était dotée de moyens extraordinaires dont ne disposent pas les laboratoires universitaires. Parmi les réviseurs du papier, il est certain que certains scientifiques n'ont pas été pressés de voir ces travaux publiés. Mais les querelles ont assez duré, il est temps que la science reprenne le dessus, que le travail de vérification soit accompli. Alors, seulement, on pourra trancher.
Par Denis DELBECQ