Libération, 15 mars 2007:

Nucléaire: la justice bienveillante avec le CEA

Malgré un mort et un rapport accablant, il a fallu treize ans de lutte des victimes pour obtenir le procès de l'explosion de Cadarache en 1994.

Aix-en-Provence envoyé spécial

Qui a dit que la justice ne respectait pas la présomption d'innocence ? Pas le CEA (Commissariat à l'énergie atomique). Gravement mis en cause par un rapport d'experts après un accident du travail mortel dans son centre de Cadarache (Bouches-du-Rhône), le CEA n'a pas été poursuivi par la justice, à la grande colère des parties civiles, contraintes de se rabattre sur une citation directe pour faire comparaître l'établissement en correctionnelle. Le procès a eu lieu, mardi, à Aix-en-Provence, mais le CEA a contesté la recevabilité de la citation. Cette fois, le tribunal lui a donné tort, estimant la citation recevable. Le procès pourrait-il donc se tenir ? Pas sûr. Le CEA va sans doute faire appel de cette décision de forme. L'audience sur le fond a été, elle, renvoyée au 11 décembre. Au mieux.

«Série de carences». L'affaire semble pourtant limpide. Le 31 mars 1994, une explosion, due à l'emballement d'une réaction chimique lors du démantèlement du réacteur nucléaire expérimental
[surgénérateur] Rapsodie, fait un mort et quatre blessés, sans provoquer de problème radioactif [une centaine de kilos de sodium provoquent l'explosion qui souffle une dalle de béton de 300 m2 et tuent le principal expert français des feux de sodium, René Allègre]. Après sept ans d'enquête, les experts nommés par le juge d'instruction rendent leur rapport en 2001. L'accident est, selon eux, dû «à l'utilisation d'un procédé chimique insuffisamment maîtrisé». Ils relèvent une «série de carences» qui «résultent de fautes par imprudence, négligence et manquements à des obligations de sécurité». Parmi les fautifs désignés : la victime décédée, la direction générale du CEA, l'Institut de protection et de sûreté nucléaire, et la Direction de la sûreté des installations nucléaires. Mais, après avoir énuméré ces responsabilités, la vice-procureure Martine Giacometti délivre un réquisitoire de... non-lieu. Elle estime que «les insuffisances relevées à l'égard des personnes physiques n'étaient pas susceptibles d'être poursuivies pénalement». Il aurait fallu «une faute délibérée». Or, «tel n'apparaît pas être le cas». Le juge d'instruction Guenaël Le Gallo embraye et signe le non-lieu, le 13 juillet 2005.

Les parties civiles enragent. Elles ne font pas appel, mais délivrent une citation directe en correctionnelle pour homicide et blessures involontaires, uniquement contre le CEA en tant que personne morale. La démarche, inhabituelle, fâche la vice-procureure, qui l'estime contraire au droit : «C'est une hérésie juridique ! [...] Nous ne sommes pas dans une République bananière !» En retour, les victimes expriment leur courroux. Me Olivier Lantelme, pour la veuve de l'ingénieur décédé, dénonce «des enjeux politico-financiers» menant à «treize ans d'enfouissement» du dossier. Pour la CFDT, Me Laurent Beziz évoque «un scandale judiciaire, oeuvre concertée du CEA et du représentant du ministère public [...], une véritable filouterie : tout a été fait pour protéger le CEA», alors que «rares sont les affaires dans lesquelles la responsabilité d'une personne est autant établie». 

«Inimaginable». Miraculé judiciaire, le CEA ne plie pas, au contraire. Il réclame un euro de dommages et intérêts, pour «le préjudice moral évident» qu'il subirait de la part des parties civiles. Selon son avocat, Me Jean Neret, «l'accident était imprévisible, inimaginable. Pour cela seul, les attaques des parties civiles s'évanouissent». Et de reconnaître : «Bien sûr, on aurait pu faire autre chose si on avait su. Mais on n'a compris qu'en 1999 ce qui a pu se passer. Et d'ailleurs, tout procédé de ce type est aujourd'hui banni.» L'ingénieur René Allègre, mort à 59 ans, peu avant la retraite, serait ravi de l'entendre. Le 31 mars 1994, il s'est précipité pour appeler les secours quand il a vu l'explosion imminente. Il en est mort.

Michel HENRY