Ouest-France, 30/6/2009:
Enquête - En octobre 2006, deux salariés de l'usine de retraitement nucléaire d'Areva ont respirédes produits radioactifs. Depuis, ils se battent pour que l'accident soit reconnu.
Le premier a été sèchement remercié, le second vit sous antidépresseurs. Jean-Emmanuel Reinhardt, 48 ans, et Yannick Couchevelou, 46 ans, les deux salariés contaminés en octobre 2006, à la Hague, ne sont pas au mieux de leur forme. Une question les ronge : « Quelle dose avons-nous réellement reçue ? » Selon le rapport médical établi par Areva : « Nettement en dessous de 20 MilliSiverts ». C'est la dose annuelle admissible pour un travailleur du nucléaire.
Pourtant, les analyses sanguines révèlent des fractures chromosomiques dans les deux cas, jusqu'à six fois plus que le taux de base. Elles n'apparaissent, assurent tous les spécialistes en radioprotection, « qu'au-delà d'une dose supérieure à 100 MilliSiverts ». Selon les travaux du généticien Al Rowland et du cancérologue Claude Parmentier, auteurs d'un rapport sur les victimes des essais nucléaires du Pacifique, les fractures chromosomiques se traduisent par de graves modifications de l'ADN, susceptibles d'entraîner des cancers.
Mise en quarantaine
Pour y voir clair et obtenir la reconnaissance de l'accident du travail, les deux opérateurs ont déposé plainte, une première fois, pour empoisonnement et mise en danger de la vie d'autrui. Une démarche vécue comme une trahison par l'entreprise. Un déchirement, aussi, pour ces hommes qui se définissent comme des « enfants du nucléaire ».
Au sein de l'établissement de la Hague, le climat est devenu exécrable pour les deux salariés. Direction et syndicats redoutent que l'affaire s'ébruite et ne soit exploitée par les écologistes.
« Écoeuré par la situation », Jean-Pierre Benoît, syndicaliste du SPAEN (Syndicat professionnel autonome des agents de l'énergie nucléaire) décide de les épauler. Areva n'apprécie guère. Les deux employés font l'objet d'une « quarantaine. On les évite. Jean-Emmanuel Reinhardt n'est pas autorisé à reprendre le travail ».
Quant à Yannick Couchevelou, à peine sa plainte déposée, il se rétracte. Il est accompagné à la gendarmerie de Cherbourg par un autre représentant de la SPAEN. Hors procès-verbal, déstabilisé, l'opérateur confie aux gendarmes qu'il a subi des pressions. Areva le sanctionne de cinq jours de mise à pied pour ne pas avoir porté son masque pendant l'intervention. Une pétition est même signée en interne pour se désolidariser des deux plaignants. Jean-Pierre Benoît, lui, est mis à l'index du syndicat.
Vide juridique
Après des mois de procédures, au final, le procureur de Cherbourg, Michel Garrandaux, classe la plainte sans suite. Selon lui, Areva n'est pas en défaut et la santé des deux salariés n'est pas menacée. La cour d'appel de Caen confirme. Et l'accident du travail n'est pas retenu pour raison de « vide juridique ». Il doit être déclaré dans les trente jours. Or, les examens nécessaires à l'évaluation de la contamination interne réclament au moins deux mois.
D'abord abattus, les plaignants ont décidé de relancer la justice. Et, ils ont des arguments. « Le jour où nous avons été contaminés, tous les appareils de contrôle se sont bloqués au maximum. »
Ce 26 octobre 2006, Yannick Couchevelou et Jean-Emmanuel Reinhardt étaient chargés de rincer à l'acide nitrique différents équipements d'un atelier de retraitement du combustible Mox (mélange d'uranium et de plutonium). Cet atelier, à l'arrêt depuis 1998, ne présentait théoriquement aucun risque d'irradiation. Pourtant, en ouvrant une canalisation, les deux opérateurs respirent un air chargé de radioactivité. Notamment de plutonium, très toxique pour les poumons.
Ils pointent aussi un incroyable enchaînement d'erreurs. « Pour accéder à la canalisation, sur instruction de la hiérarchie, nous avons dû sectionner un cadenas. » Deuxième couac, les deux intervenants, qui n'ont pas conscience d'être contaminés, restent 45 minutes en zone polluée. Lorsqu'un agent du SPR (service radioprotection) veut les contrôler, il ne peut pas. Son appareil sature. « Il a fallu qu'ils prennent plusieurs douches avant de revenir à un niveau contrôlable. Sachant cela, on peine à croire que la contamination soit aussi faible », commente le syndicaliste d'Areva.
« Étouffer l'affaire »
« Autre bévue, à l'issue des contrôles médicaux, ils ont été autorisés à retourner chez eux. Nouvelle dispersion de la contamination », raconte Jean-Pierre Benoît. Dès le lendemain, Yannick Couchevelou ramène des draps contaminés de chez lui. Le SPR se rend à deux reprises à son domicile et contrôle son véhicule.
Convaincus que l'on ne leur a pas tout dit,
aujourd'hui, ils ne baissent pas les bras. « Nous avons
engagé une nouvelle action devant le tribunal des affaires
sociales de Saint-Lô, indique le syndicaliste. Début
juillet, nous déposerons une nouvelle plainte au pénal.
On veut étouffer cette affaire, pas question de laisser
faire ».
Rappel à propos de La Hague:
Le Monde, 1979:
9 novembre 1978 : « incident »
à l'atelier AT 1 du Centre de retraitement de La Hague,
trois employés sont contaminés. 14 novembre : nouvel
« incident » dans le bâtiment de décontamination.
Sous la pression, des « filtres absolus » s'envolent
par la cheminée. 15 janvier 1979 : à l'AT
1 encore, un nuage radioactif d'iode 131 s'échappe dans
l'atmosphère. 25 janvier : deux jours avant l'arrivée
du Pacifie Fisher, 15 grammes d'oxyde de plutonium se répandent
dans l'atelier de plutonium... [1/1
000 000 ème de gr de plutonium inhalé suffit à
provoquer un cancer]
Le centre de retraitement de La Hague a été mis
en route en 1967, pour traiter une centaine de tonnes de
combustibles irradiés, à l'uranium naturel. On voudrait
« faire avaler », en 1980, à ce prototype,
agrandi il est vrai d'une unité à haute activité
oxyde, 800 tonnes de combustibles à uranium enrichi, quatre
fois plus radioactif.
Résultat : les installations vieillissent mal en atmosphère
active, les « incidents » se multiplient.
Nous verrons demain pourquoi, après avoir respecté
un certain silence, les agents, techniciens, ingénieurs
et scientifiques du CEA (Commissariat à l'énergie
atomique), devenu Cogema (Compagnie générale des
matières nucléaires, société privée
à capitaux d'Etat), « sortent » de leur réserve.
Aujourd'hui, c'est un OS de l'atome qui parle de son travail :
celui de décontamineur. « Le sale boulot »,
le plus dangereux. Celui que les agents titulaires ne veulent
plus faire. Depuis trois ans, la Cogema fait appel aux sociétés
d'intérim. Aujourd'hui, ils sont plus d'un millier au centre
de La Hague, autant que de titulaires. Pour 2 200 F par mois et
400 F d'indemnité et de primes diverses d'insalubrité,
André, vingt-cinq ans, a été « femme
de ménage atomique intérimaire » du mois
d'avril au mois de septembre 1978.
De notre envoyé spécial
CHERBOURG, début avril 1978.
Une petite annonce dans le journal local : « Société
de nettoyage industriel embauche laveurs de carreaux. »
André, vingt-cinq ans, père d'un enfant et d'un
autre à naître, chômeur depuis des mois, niveau
BEPC, est prêt à tout pour trouver un emploi.
A l'agence de la société O'Net, on lui propose un
contrat de trois mois renouvelable, à condition qu'il satisfasse
à l'examen médical. « Tiens, pourquoi ?
- Pour travailler dans une usine. »
Lundi matin suivant, 8 h. Par la route qui relie Cherbourg, à
la pointe de La Hague, la colonne des cars atteint la double enceinte
grillagée du Centre atomique de retraitement. C'était
donc ça. « J'étais intrigué. Deux
oncles de ma femme avaient travaillé ici, mais jamais ils
n'en parlaient. »
Au centre médical, examen « assez poussé
» pour les nouveaux. Grand, mince, d'allure plutôt
chétive, André ne pensait pas être «
apte ». «. Je comprendrai plus tard, que pour le
travail demandé, il suffit d'être en bonne santé.
Un point c'est tout. »
La formation ? « Rudimentaire : trois jours à peine dans une salle de cours... Un atome c'est quoi ? Et un rayon alpha, bêta, gamma... aujourd'hui encore j'ai pas très bien compris... ; la différence entre la contamination (contact interne ou externe avec des particules radioactives) et l'irradiation (exposition à un rayonnement radioactif) ; les zones dites "actives" 700, à faible irradiation (couloirs et salles de contrôle), 800 à irradiation et contamination permanentes, dites "zones occasionnelles" mais qui, pour nous, décontamineurs, seront notre lieu d'intervention quasipermanent, zone 900 enfin, la plus proche du combustible, 1000 dite "zone interdite", d'irradiation mortelle, où nous aurons pourtant à pénétrer pour de très brèves interventions, munis des tenues en vinyle étanches appelées "shadok".
"Pour ne pas nous affoler, tout cela
est présenté enrobé de considérations
dans le genre: Vous vous protégez bien du soleil, protégez-vous
du rayonnement. Vous vous protégez bien des maladies, protégez-vous
de la contamination."
Jeudi matin, 8 h. Le vestiaire. Zone 700 : slip, chaussettes,
pantalon et veste de coton blanc, chaussures souples. Contrôle
du stylo dosimètres de poitrine par un membre du SPR (Service
de protection des radiations), on passe un premier sas. Zone 800
: combinaison en coton blanc à bande rouge, cagoule de
coton, masque à gaz, deux paires de surbottes en coton,
trois paires de gants en latex scotchées... Il fait une
chaleur épouvantable là-dessous.
De nouveau un sas. Zone 900 : André enfilé par-dessus
tout ça la tenue Shadok reliée à un tuyau
souple d'arrivée d'air frais. Il a l'air d'un cosmonaute.
« Au début, c'était la panique. J'étouffais
là-dessous (...). Sous cette tenue, sans parler du risque
qu'il y a à la déchirer, on perd facilement de un
à trois kilos chaque jour par transpiration. »
Cette première intervention en zone 900, André
n'est pas prêt de l'oublier. « Dans le vide sanitaire
et l'égout, il fallait résorber toute la contamination
d'une fuite provenant de l'atelier de plutonium situé juste
au-dessus. Dans l'obscurité, nous avancions à la
lumière d'une baladeuse. J'avais la labyline entre les
mains pour mesurer la radioactivité. Je ne m'en étais
jamais servi. Le gars sous son masque gueulait: Fais ceci, fais
cela. »
Mort de fatigue et de peur
Il poursuit : « On a commencé
à éponger... en vain, la radioactivité ne
diminuait pas. Les particules s'étaient incrustées.
Alors, on a attaqué le béton au marteau-piqueur.
Je n'avais jamais utilisé cet outil... Un quart d'heure
environ s'est écoulé. J'étais en eau. Nous
devions regagner le sas, car nous avions largement pris notre
dose : 80 millirems, quatre fois plus que la dose quotidienne
admissible (voir ci-dessous). J'étais mort de fatigue
et de peur, pris de coliques. Ils m'ont mis au vert, en zone non
active, les trois jours suivants. Je ne suis plus retourné
dans l'égout, mais j'ai appris qu'ils n'avaient pas réussi
à résorber la contamination. Ils ont dû couler
une dalle de béton dessus. »
Le soir, chez lui, André ne parle plus que de cela
à sa femme, à ses amis. il veut arrêter, trouver
un autre emploi. Mais à Cherbourg, par les temps qui courent...
Les contremaîtres de la société
O'Net, au vestiaire raillent « les fillettes », «
ceux qui se dégonflent ». « Il y a des gars
un peu kamikases qui aiment cette ambiance de baroudeurs de l'atome.
- En dehors ce ces interventions exceptionnelles, en quoi consiste
votre travail de décontamineur ?
- Cela consiste à travailler la plupart du temps à
quatre pattes, avec le masque. "Pas plus de quatre heures
de masque par jour", prévoient les conventions collectives
du CEA. Nous n'en faisions jamais moins. A l'aide de "petits
cotons", imbibés de white spirit ou d'acétone,
où d'un tampon jex et d'ajax, ou encore d'un aspirateur,
nous nettoyions les surfaces de ciment ou de tuyauteries contaminées.
A chaque fois on devait jeter le coton et les gants dans des sacs
en plastique qui, à leur tour, vont rejoindre les déchets
radioactifs dans les fûts de béton. On use jusqu'à
cinquante paires de gants par jour. C'est toujours un spectacle
assez hallucinant de voir, dans cette usine soi-disant atomique,
une cinquantaine de gars, à quatre pattes dans un hall
immense, tenter de résorber une contamination.
- Pourquoi tenter ?
- Parce que l'usine de la Hague est trop vieille, ça pisse
de partout là-dedans. La contamination est de plus en plus
tenace, de plus en plus importante.
Théoriquement, quand ça pète quelque part,
le SPR part d'abord, mesure la dose qu'il y a et balise
la zone que nous devons décontaminer, avant que les techniciens
et les chimistes n'y remettent les pieds (...). Théoriquement,
car, un jour, un petit chef O'Net, qui en avait assez d'attendre
les gars du SPR, a voulu me faire intervenir à son idée.
C'était encore en zone 900. II s'agissait de nettoyer un
éjecteur, une sorte de pompe, qui fuyait, avant de le démonter.
Le petit chef voulait m'y envoyer comme ça, en tenue Shadok,
avec un tampon jex â la main. Heureusement le gars du SPR
est arrivé. Il l'a engueulé. L'irradiation était
telle à cet endroit que j'ai dû travailler à
distance, muni d'une longue perche avec le tampon jex au bout,
protégé par une planche en bois au niveau du bas
ventre. Ce jour là encore j'avais pris ma dose.
Une autre fois encore, me déplaçant
dans un hall, mon "dose" s'était bloqué
à 200 milli. Nous étions deux dans ce cas. Je n'ai
jamais su si j'avais réellement pris 200, ou plus, ou si
c'est le "dose" qui s'était emballé.
- Et que font vos chefs lorsque vous avez pris plus de 20 millirems
en une journée.
- Théoriquement, ils doivent nous mettre de repos ou sur
un chantier en zone non active pour le nombre de jours correspondant
au dépassement. Mais pour les intérimaires ce n'est
pas comme pour les agents du CEA. C'est O'Net qui décide.
Qui ''interprète" : ''T'as
pris plus de 20 "milli" aujourd'hui, demain tu feras
moins (...), de toute façon, t'as droit à 100 milli
par semaine, il y a encore de la marge". C'est comme ça
qu'ils s'expriment. »
Au cours des six mois qu'il a passés à La Hague,
André sera contaminé sérieusement par trois
fois : « A chaque fois au cou, par la sangle du masque.
Trop longue, elle traîne sur le sol quand on est à
quatre pattes. Au déshabillage, j'ai retiré le masque
trop vite, la sangle m'a touché. Conduit au service médical,
on m'a décontaminé : plusieurs shampooings jusqu'à
ce qu'il n'y ait plus de traces. Puis analyses d'urine et selles.
On te donne deux bocaux que tu dois remplir chez toi pendant trois
jours. »
Anne, vingt-trois ans, sa femme : « Lorsque je le
voyais arriver avec ses bocaux j'avais peur de le toucher. II
fallait que je me domine. C'était idiot car je risquais
rien... mais j'étais enceinte. »
« Et puis, un soir au vestiaire, une semaine avant la fin
de mon contrat, un petit chef est venu me voir : "Toi, demain,
c'est pas la peine de revenir. Tu passeras au bureau on te réglera".
- Pourquoi ?
- "C'est secret... DST". J'ai eu beau réclamer
mon dossier médical à la COGEMA et à la société
O'Net, à laquelle le centre l'a communiqué, je n'ai
jamais pu l'obtenir. Si bien que je ne sais pas exactement, des
raisons politiques - j'avais pris contact avec des écolos
pour les mettre au courant de la situation - ou médicales,
laquelle a réellement motivé mon renvoi. »
Le rem est l'unité de mesure d'une radiation
d'un rad, absorbé par l'organisme, soit la quantité
d'énergie libérée par le rayonnement d'un
gramme de matière irradiée. La Commission internationale
de protection contre les radiations a défini les doses
maximales admissibles comme suit:
5 rem/an pour les travailleurs de l'atome ;
0,5 rem/an pour la population environnante d'un centre nucléaire
et 0,5 rem en trente ans pour l'ensemble de la population (ce
qu'on appelle la « dose génétique »).
Sur le document que nous présentons ici, le relevé
mensuel et « confidentiel » de dosimétrie d'André,
nous pouvons constater qu'au cours du mois de juillet 1978 l'organisme
de celui-ci a reçu une dose totale de 150 millirem. Soit
autant en un mois que la dose annuelle moyenne de l'ensemble des
travailleurs du Centre en 1968.
Jean Darriulat