L'Est Républicain, 14/01/2005 :

Déchets nucléaires : bataille d'experts
Des experts internationaux estiment qu'un stockage en profondeur à Bure est « très prématuré ».

BAR-LE-DUC. - Le Comité local d'information et de suivi (Clis) du laboratoire de recherche souterrain de Bure était réuni, hier à Saint-Dizier, pour prendre connaissance du rapport de l'Institute for Energy and Environmental Research. Cet organisme américain, constitué d'experts internationaux indépendants, est chargé d'évaluer le programme de recherche de l'Andra, l'agence nationale qui effectue des études en sous-sol pour vérifier la faisabilité d'un stockage de déchets hautement radioactifs dans les entrailles de la terre, à la lisière de la Meuse et la Haute-Marne.

Si Arjun Makhijani, directeur de l'IEER, a pu qualifier parfois « d'excellentes » les études menées par l'Andra, il a aussi mentionné que « de nombreux éléments déterminants du programme de recherche sont incomplets (résistance de la roche au creusement des galeries) ou n'ont même pas été entrepris (conductivité thermique des déchets) ».

« Manque de transparence »

Pour l'IEER, il ne fait aucun doute « qu'un jugement sur la construction d'un centre de stockage géologique à Bure est très prématuré... car les galeries d'expérimentation ne sont pas encore creusées. L'Andra en est au stade de la recherche préliminaire, et des expériences vont prendre encore plusieurs années ».

Le directeur a également déploré « le manque de transparence » et « l'absence d'échanges libres » avec les scientifiques de l'Andra, l'Agence nationale pour sa part dénonçant un rapport aux objectifs imprécis, et estimant que peu de recommandations de l'IEER pouvaient « éventuellement faire l'objet d'un examen par l'Andra dans l'évolution de son programme ».

Cette réunion du Clis a donné lieu à une bataille d'experts tandis que les recherches sont confinées actuellement dans une niche excavée à 450 mètres de profondeur. Mais c'est cinquante mètres plus bas, une fois les 300 mètres de galeries creusées dans une couche d'argilite (pas avant début 2006) que pourront véritablement être réalisées les expérimentations in situ pour savoir si un stockage réversible en profondeur est possible.

Gérard BONNEAU

 

Le Monde, 12/01/2005:

Enfouir les déchets radioactifs

Une installation expérimentale étudie le stockage profond des rebuts nucléaires français. Les premiers résultats sont attendus d'ici à l'été.

Bure (Meuse) De notre envoyé spécial

Les oreilles se bouchent tandis que l'étroit ascenseur grillagé plonge dans les entrailles du sous-sol. A deux mètres par seconde, il mène à la cote - 445 mètres, à l'orée d'une couche géologique, le callovo-oxfordien, faite d'argilite, une roche vieille de 155 millions d'années. C'est là que l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) doit étudier la faisabilité d'un stockage en profondeur des rebuts nucléaires français les plus radioactifs et ceux qui sont encore actifs après des centaines de milliers d'années.

Ce laboratoire souterrain, situé sur la commune de Bure (Meuse), n'est qu'à l'état d'ébauche. Seule une niche de 40 mètres de long, à l'aplomb de futures galeries excavées courant 2005, a été truffée de capteurs. Casqué, appareil respiratoire à la ceinture, on y parvient par un dédale d'échelles. En attendant les galeries d'accès au puits auxiliaire profond de 490 mètres et les niches de secours pressurisées, scientifiques et techniciens se relaient en trois équipes par 24 heures, 6 jours sur 7, en "conditions de chantier".

Distante de plus d'une tour Eiffel, la surface n'est qu'un point de fuite lumineux. Dans la niche, on est frappé par l'enchevêtrement de câbles, de tubes, d'engins de forage et d'ordinateurs. Mais aussi par une statuette de Sainte-Barbe, patronne des mineurs, remisée dans une alcôve. L'ensemble cohabite, dans le vacarme de l'aération, sous la voûte grise d'argilite, dans un boyau de six mètres de diamètre. La roche est à portée de main.

"Ici, nous conduisons trois grandes séries d'expériences, explique Jacques Delay, chef du service scientifique du laboratoire : il s'agit de vérifier l'imperméabilité de la roche, son aptitude au creusement et sa capacité à retarder la migration et à retenir les éléments radioactifs." On a injecté de la résine sous pression dans un forage, puis excavé l'ensemble pour voir si elle s'était propagée par des microfissures - cela n'a pas été le cas. La circulation de radioéléments permettra d'étudier leur baisse de concentration, indice de leur diffusion dans la roche.

D'autres capteurs devront mesurer sa déformation. Tout creusement affecte ce que les géologues appellent la "zone endommagée", du fait des variations de pression. Même si l'argilite n'a rien d'une pâte à modeler, les parois ont tendance à se rapprocher. "La convergence des galeries est de l'ordre de 4 à 5 millimètres", indique Philippe Stohr, directeur des projets. Des déformations induites à longue distance par... les Alpes.

L'excavation modifie aussi la façon dont se comporte l'eau présente dans la roche, à raison de 150 litres par mètre cube. A une telle concentration, on s'attend à la voir sourdre des parois. Il n'en est rien, "car elle est piégée dans des pores microscopiques", indique Jacques Delay, pour qui les deux forages censés mesurer un éventuel débit d'eau ne devraient guère livrer plus d'un demi-litre par an.

La diffusion éventuelle de radioéléments par son intermédiaire est un point essentiel des études en cours. Si l'uranium et le plutonium sont censés rester sur place, "on estime qu'il faudrait 100 000 ans aux traceurs radioactifs les plus rapides pour traverser la couche de quelque 130 mètres d'épaisseur", estime M. Stohr. Reste à le vérifier. Comme à s'assurer que la chaleur des colis radioactifs entreposés dans cette structure - jusqu'à 90 °C - n'en modifiera pas les caractéristiques sur une trop grande épaisseur.

9 MILLIONS D'EUROS VERSÉS

La majorité des capteurs (350 au total) a précisément pour fonction de mesurer les déformations induites par le prochain percement des quelques dizaines de mètres restants du puits principal et des galeries horizontales qui en partiront. Le système de recueil des données permettra aux scientifiques de suivre, depuis la surface, l'évolution des différents paramètres.

Alors que le laboratoire de 400 millions d'euros n'est pas achevé, les mois qui viennent suffiront-ils à qualifier des processus s'inscrivant sur une échelle de temps géologiques ? "Les éléments à notre disposition devraient permettre d'aboutir, avant l'été, à des résultats significatifs", assure François Jacq, directeur général de l'agence.

Le calendrier est serré pour l'Andra, dont le chantier a été stoppé un an après la mort accidentelle d'un ouvrier. En 2006, le Parlement doit étudier les différentes options de gestion des déchets radioactifs. Une échéance fixée par la loi dite Bataille de 1991, qui déterminait trois axes de recherche - transmutation, entreposage en surface et stockage profond.

Le laboratoire de Bure s'inscrit dans cette dernière option. La loi prévoyait une deuxième expérimentation, dans le granite, abandonnée en raison de fortes oppositions locales. Le laboratoire de Bure a suscité des réactions plus sporadiques. L'une des figures de l'opposition, André Mourot, un géophysicien retraité de 70 ans, ne désarme pas. Une descente, en décembre 2004, au fond du puits ne l'a pas convaincu. "La niche n'est pas au coeur de l'argilite. Il faut encore creuser 50 mètres pour atteindre le fond : le laboratoire n'existe pas", soutient-il. Il rappelle que 52 séismes ont été enregistrés dans la région depuis 1980. L'Andra fait valoir ses campagnes sismiques et ses multiples forages.

Les élus, qui ont accepté le principe du laboratoire et les quelque 9 millions d'euros versés chaque année à titre de compensation à chacun des départements de la Meuse et de la Haute-Marne, vont devoir répondre de leur choix. "Il va leur falloir assumer, indique Corinne François, présidente de la Coordination nationale des collectifs contre l'enfouissement des déchets. Il leur faudra dire à la population que cela va devenir un vrai site d'enfouissement." Ce qui signifierait, après quarante années d'exploitation du parc nucléaire français, quelque 7 000 m3 de déchets vitrifiés de haute activité et environ dix fois plus de déchets de moyenne activité à vie longue...

Hervé Morin

Un laboratoire parmi d'autres

L'étude du stockage profond des déchets radioactifs est internationale.

Belgique : à Mol, l'argile de Boom est étudiée depuis 1980.

Canada : le laboratoire du lac Bonnet (granit), ouvert en 1984, devrait être bientôt fermé.

Etats-Unis : le laboratoire de Carlsbad (Nouveau-Mexique), creusé en 1982 dans une formation saline, est devenu, en 1999, un site de stockage de déchets militaires transuraniens. A Yucca Mountain (Nevada), le laboratoire est opérationnel depuis 1995 (roche volcanique).

Finlande : du combustible usé devrait être stocké sur le site granitique d'Olkiluoto, après validation sur le site d'Onkalo.

Japon : deux laboratoires en cours de réalisation, l'un sur l'île d'Honshu (géologie cristalline), l'autre sur l'île d'Hokkaido (sédiments non argileux).

Suède : le laboratoire d'Aspö (granit), à Oskarshamm, près de la mer Baltique, a été mis en service en 1995.

Suisse : à Grimsel, utilisation de conduites hydroélectriques dans le granit à partir de 1983. Sous le mont Terri, une galerie permet d'étudier depuis les années 1990 l'argile à Opalinus.

 

Un examen "critique" de la recherche

Saint-Dizier (Haute-Marne) pourrait accueillir une réunion houleuse, jeudi 13 janvier. Un rapport controversé y sera présenté au Comité local d'information et de suivi sur le laboratoire de Bure qui l'avait commandé en 2001. Réalisé par l'Institute for Energy and Environmental Research (IEER) de Takoma Park (Maryland), ce dossier présente un "examen critique du programme de recherche de l'Andra pour déterminer l'aptitude du site de Bure au confinement géologique des déchets de haute activité et à vie longue". Si les recherches conduites par l'agence sont parfois qualifiées d'"excellentes", "de nombreux éléments déterminants du programme de recherche sont incomplets sur des aspects essentiels ou n'ont pas même été entrepris", soutiennent les experts réunis par Arjun Makhijani, directeur de l'IEER. Des commentaires de l'Andra sur une version préliminaire de ce document n'avaient pas été plus tendres pour l'IEER. "Sa mission était d'évaluer le programme de recherche, pas ses résultats qui seront disponibles à la fin du printemps", s'insurge François Jacq, directeur général de l'Andra.

 

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