La théorie du complot

La dissémination du mythe de la "bombe allemande" doit beaucoup à l'ouvrage [best seller: "Plus clair que mille soleils" de l'écrivain Robert Jungk]. Il le fit en effet sortir du cercle restreint des lecteurs de Die Naturwissenschaften ou du Bulletin of the Atomic Scientists le mythe put ainsi circuler dans les milieux plus larges des intellectuels allemands, britanniques et américains.

Figurent au coeur de ce livre deux motifs juxtaposés. Le premier montre des physiciens allemands complotant pour interdire à Hitler de disposer d'armes atomiques ; le second décrit des physiciens américains et émigrés construisant des bombes atomiques et allant les déposer dans les mains tendues du président américain. Voici ce qu'écrivait Jungk en 1956 :

"Il semble paradoxal que des physiciens nucléaires allemands, alors même qu'ils vivaient sous la dictature du sabre, ont obéi à la voix de la conscience en essayant d'empêcher la construction de la bombe atomique, tandis que leurs collègues vivant dans des démocraties, et qui n'avaient à redouter aucune forme de coercition, ont tous, à quelques exceptions près, rassemblé leur énergie pour produire une nouvelle arme."

Pouvait on dire plus clairement que, ces faits étant établis, les scientifiques allemands étaient moralement supérieurs à leurs alter ego américains ?

La question de l'origine de la théorie du complot est controversée. Avant de rédiger la première édition de son livre, Jungk s'entretint avec plusieurs physiciens allemands, dont Weizsäcker. Si l'on en croit Jungk aujourd'hui, c'est Weizsäcker qui l'amena à croire à la théorie du complot, selon laquelle Heisenberg, lui-même et quelques autres refusèrent délibérément les armes atomiques à Hitler. "La description que Weizsäcker me fit de ce refus m'impressionna très profondément, explique Jungk. A l'époque, il employa l'expression de "passivists" pour désigner ce groupe". Evoquant aujourd'hui les moments qu'il avait passés avec Jungk, Weizsäcker se souvient d'avoir évidemment apprécié l'idée d'une description bienveillante des travaux allemands. Mais, affirme-t-il, il avait pris la précaution de ne pas prétendre qu'un tel complot ait existé, trouva que Jungk avait été naïf, et eut l'impression que celui-ci "d'un côté, voulait nous prendre comme exemple de ce qu'il jugeait moralement correct, et de l'autre était étonné que nous n'ayons pas agi de la sorte".

A certains égards, il est possible que les deux hommes soient dans le vrai. Weizsäcker peut ainsi avoir pris soin d'éviter de dire à Jungk qu'aucun complot n'avait été monté. Cependant, [...] Heisenberg et lui-même avaient réagi à l'explosion d'Hiroshima et à l'injuste mise en cause de leur honneur scientifique par Goudsmit en répétant, en privé et en public, un montage suggestif : nous n'avons pas fabriqué d'armes atomiques ; nous nous sommes efforcés de conserver le contrôle de la recherche ; nous avons pensé qu'il serait criminel de fabriquer une bombe atomique pour Hitler. De ce montage à une théorie du complot, il n'y avait qu'un pas que Jungk peut avoir franchi seul. De toute façon, quelque liberté qu'il ait pu prendre avec la vérité, les réactions d'Heisenberg ne purent que l'encourager et le renforcer dans sa croyance à un complot.

Robert Jungk.

Le premier contact entre Jungk et Heisenberg eut lieu au début de 1955. Jungk était alors en pleine rédaction du livre. Il avait approché Heisenberg par l'intermédiaire d'un ancien voisin du physicien à Leipzig, et lui avait fait demander s'il accepterait de l'aider dans cette rédaction. Heisenberg refusa de le rencontrer. Il expliqua qu'il s'agissait de sa propre expérience ; personne, selon ses propres mots, "ne serait capable d'exprimer de manière correcte ma propre opinion sur ce problème".

Mais un peu plus tard, la réaction d'Heisenberg à la réception des épreuves du livre est éblouissante de clarté. L'ouvrage lui apparut d'abord excellent et intéressant ; d'un côté, il sortit de sa réserve pour contester "l'interprétation que Jungk avait faite de sa résistance à Hitler, notant au contraire qu'il avait honte d'être comparé aux conspirateurs du 20 juillet (j'étais ami avec quelques-uns d'entre eux, précisait-il) qui, à l'époque, avaient fait le sacrifice de leur vie dans une véritable résistance"; mais de l'autre, et alors qu'il avait fait à Jungk une critique très détaillée de plusieurs points du livre, il resta totalement silencieux sur le tableau de ce complot, dont il était pourtant le personnage central, et s'abstint de tout commentaire sur la conclusion d'une supériorité morale des physiciens allemands face aux Américains.

Toutefois, Heisenberg ne se contenta pas d'escamoter une critique de la théorie du complot. Jungk lui avait demandé des informations complémentaires sur une visite que le physicien avait rendue en 1941, dans Copenhague occupée, à son maître Niels Bohr. Jungk, dans la première édition de son livre, avait interprété cette rencontre comme une conjuration des scientifiques allemands pour bannir toutes les armes nucléaires.

"Mais malheureusement, commente Jungk, Heisenberg ne put jamais aller jusqu'au point d'affirmer franchement que lui et son groupe auraient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher la construction de telles armes si l'autre côté s'était engagé à faire de même."

La réponse écrite d'Heisenberg à la demande de Jungk fut sans ambiguïté : "j'ai à nouveau demandé à Bohr si, à cause d'évidentes préoccupations morales, il serait possible que tous les physiciens s'accordent pour ne pas même tenter de travailler sur les bombes atomiques qui, dans tous les cas, ne pourraient être construites qu'à un coût monstrueux."

Jungk publia des extraits de la lettre d'Heisenberg dans la première édition anglaise de son livre et dans l'édition allemande qui suivit. Malheureusement il ne reproduisit pas la citation ci-dessus. Elle aurait pourtant clairement établi que la théorie du complot avait été, au minimum, explicitement renforcée par Heisenberg. La discrétion de Jungk peut n'avoir été qu'involontaire. Au terme de sa lettre, Heisenberg insista poliment pour revoir, avant publication, le texte se rapportant à sa visite à Bohr, et s'assurer que Jungk en avait modifié le paragraphe. Lorsque Jungk eut à affronter les premières critiques concernant la théorie du complot, il a très bien pu s'en remettre en privé aux lettres d'Heisenberg comme preuves de ce qu'il avait écrit la vérité.

Quoi qu'il en soit, le livre de Jungk connut un grand succès commercial - il est toujours imprimé aux Etats-Unis - et il propagea dans le grand public le mythe de la "bombe allemande", tant en Allemagne qu'en dehors.

Lorsqu'il juge ce livre, l'historien ne peut manquer de reconnaître les effets du McCarthysme et de la Guerre froide. Jungk, on peut le comprendre, fut choqué par la chasse aux sorcières qui faisait alors rage aux Etats-Unis et par le continuel jeu de muscles qui, après la Seconde Guerre mondiale, caractérisait l'Amérique en matière économique, politique et militaire. La thèse de la supériorité morale des scientifiques allemands sous Hitler avait sans doute plus à voir avec une critique de la politique intérieure et étrangère américaine qu'avec un quelconque désir de réhabiliter Heisenberg, Weizsäcker et leurs collègues. [...]

Extrait de "Le mystère de la bombe allemande", Mark Walker.