Belorusskaia Delovaia Gazeta 12/01/2000

EXCLUSIF

Yuri BANDFZHEVSKY: "Je ne me vengerai sur personne... Chacun répondra devant sa conscience"

Lara NEVMENOVA

Il a fallu que le professeur Yuri Bandazhevsky passe presque six mois derrière les murs d'une prison pour qu'en Europe et en Amérique on commence à parler de ses importantes découvertes. Entre-temps le Parquet de Belarus a su probablement apprécier à son tour la contribution du professeur à la médecine et à la fin de décembre le savant fut libéré de la prison d'instruction criminelle sous condition de ne pas quitter le pays. Yuri Bandazhevsky a passé le nouvel an en famille. Ce n'est sûrement pas un happy end: Bandazhevsky est toujours sous le coup d'une poursuite judiciaire. Mais il est en liberté et il peut parler.

Yuri Bandazhevsky répond aux questions de la Belorusskaia Delovaia Gazeta

- Quelle a été votre première réaction à votre arrestation?

- L'arrestation était tellement inattendue... Une quinzaine de personne ont fait irruption dans ma maison, quelques uns armés. Ils ont fait une perquisition. Ce n'était pas la peur: j'étais pétrifié. Je ne compris rien quand on m'informa que j'étais arrêté comme témoin.

-?..

- Exactement en ces termes. Je fus extrêmement étonné quand le lendemain matin (j'ai passé la nuit au KPZ= Komnata Predvaritelnogo Zakliutchénia, Chambre de Détention Préventive) on me montra un texte, visiblement préparé d'avance, où il était question de je ne sais quelle activité criminelle organisée. Après quoi on me mit en prison de détention provisoire: déjà en qualité de suspect.

- Yuri Ivanovitch, diverses versions ont circulé au sujet de votre arrestation, mais toutes avaient trait d'une manière ou d'une autre à votre "éloquence tchernobylienne". Que pensez-vous personnellement de la situation?

- On me disait depuis longtemps: ils te régleront ton compte. Des personnes assez connues m'avertissaient. Me rendant compte que l'accusation formulée à mon encontre n'avait aucun rapport avec moi je me suis efforcé d'analyser ce qui s'était passé. Oui, j'avais soulevé beaucoup de questions au sujet de la catastrophe de Tchernobyl: ma vérification des travaux de l'Institut de la Médecine des Radiations de Minsk, mes interventions dans la presse, à la télévision, devant le Parlement... Visiblement cela a déplu à certains. Sinon pourquoi saisir un homme et le contraindre à se noircir? On m'a accusé de prendre des pots de vin et on n'a même pas attendu les examens d'admission pour essayer de me prendre les mains dans le sac.

- Si on en juge par l'information que les instances d'instruction avaient présentées à la presse quand vous vous trouviez à Gomel, on pouvait conclure que les autorités judiciaires tenaient pour pratiquement prouvée la corruption dans l'Institut de médecine. En même temps on y voyait une allusion tout à fait transparente à votre participation dans cette histoire.

- A mon avis, toute cette histoire est une mise en scène bien planifiée. Tout était fait pour convaincre l'opinion publique que dans l'Institut de Gomel se passent réellement des choses louches. Si ces "faits" avaient été documentés au point qu'il fût possible de s'en convaincre, la situation aurait été différente. Mais comme ça... Il en résulta une espèce de "saga sur l'argent absent": l'argent ne se trouve nulle part, mais tout le monde en parle. En plus on calomnie les autres et soi-même en l'absence de toute preuve (N.B.: au cours d'une conversation téléphonie avec le traducteur le professeur Bandazhevsky a dit préférer limiter cette formulation du journal à son cas personnel: ne connaissant pas le dossier de l'instruction, il ignore si des preuves existent contre d'autres personnes de l'Institut, qui se sont accusées elles-mêmes. N.D.T.). Manifestement c'est le résultat d'une pression évidente. J'ai subi probablement la pression la plus dure. Je suis resté vingt cinq jours dans la prison de détention provisoire et j'ai fini à l'hôpital dans un état d'épuisement total. Ce sont, à coup sûr, des mesures appliquées aux criminels particulièrement dangereux: à des terroristes et à des bandits. Habituellement au bout de quelques jours on est transféré dans la prison d'instruction criminelle, où il y a un minimum de conditions supportables..

- Les conditions de détention étaient dures?

- Dans la Prison de Détention Provisoire de Gomel elles étaient terribles. Je ne puis rien ajouter à cet adjectif. Il se réfère aux conditions matérielles et à la pression psychologique à laquelle j'étais soumis. A ce propos je voudrais mentionner le comportement humain à mon égard de la part du Parquet républicain. Après mon transfert de Gomel je n'ai été humilié nulle part au point de devoir dormir par terre et me protéger du froid avec des journaux, qui se trouvaient là par hasard... Vous savez, dans la Prison de Détention Provisoire il y avait une surveillance vidéo, et quand on m'a montré l'enregistrement, je ne me suis pas reconnu. Tout était fait pour piétiner la personne dans la boue, afin d'obtenir "une franche confession". Par exemple on me conduisait d'un bureau à un autre avec des menottes, exprès, en plein jour, à la vue des gens. Mais je n'ai pas douté une fraction de seconde de mon bon droit, et je n'admettrai jamais les accusations portées contre moi.

- Yuri Ivanovitch, est-ce vrai que la lettre que vous avez adressée à Alexandr Loukachenko a été expédiée par vous de l'Hôpital régional de Moguilev?

- Oui. On m'y a transféré complètement épuisé, je ne pouvais même pas parler. Malgré cela on m'a fixé au lit avec une menotte. Et c'est seulement l'intervention du personnel sanitaire qui m'a sauvé de tourments supplémentaires.

- Comment avez-vous réussi à expédier la lettre?

- Le monde ne manque pas d'hommes bons... Et je suis fier d'avoir été compris partout où je me suis trouvé.

- Dans la lettre vous parlez du matériel compromettant qui se trouve au Conseil de sécurité, fabriqué contre vous par une des personnes qui vous sont hostiles, où on vous traite de "concussionnaire" et "traître à la Patrie". Ce document existe?

- Oui. Je l'ai vu et je sais qui l'a écrit.

- Un de vos collègues de Minsk a regroupé une partie des personnes qui vous sont hostiles sous la définition de "mafia médicale".

- Je ne voudrais pas manipuler les termes.

- Mais votre Rapport, qui examine les travaux de l'Institut Scientifique des Recherches de la médecine des radiations, contient d'assez sérieuses accusations. En tout cas il en ressort qu'en ce qui concerne les travaux scientifiques financés sur le thème de Tchernobyl, on trouve des conclusions du genre "il est mauvais de fumer"... Sur de telles "recherches scientifiques" des milliards de roubles ont été dépensés.

- Il y avait beaucoup d'absurdités. Mais je suis étonné par une chose. Pourquoi personne n'a analysé ces travaux jusqu'à présent? Au lieu de cela le "héros de la fête" a été mis derrière les barreaux comme preneur de pots de vin. Peut-être existe-t-il certains cercles qui ne sont pas d'accord avec mon activité concernant le thème de Tchernobyl. Cependant je pensais et je pense qu'une série de mesures visant à l'amélioration de la santé de la population de Belarus de l'après-Tchernobyl ne sont pas adéquates à la situation. Je l'ai dit et je le dirai ouvertement.
Je n'affirme pas, bien sûr, qu'un quelconque fonctionnaire s'est occupé spécialement de ma mise à l'écart, mais je n'exclue pas non plus cette possibilité. Tout a été fait de façon trop sale et trop grossière.

- Mais vos amis sont restés avec vous?

- La situation est difficile, quand on saisit le leader d'un institut, le leader d'une certaine orientation en médecine et on le met derrière les barreaux. C'est la paralysie, c'est la panique. En plus cette panique est renforcée artificiellement par la police judiciaire qui crée une atmosphère de tension et de peur, en déclarant qu'ils "s'expliqueront avec tous". Beaucoup ont eu peur et je ne peux pas leur en vouloir. Mais c'est un vrai bonheur pour moi que, malgré tout, il s'est trouvé quelques personnes qui ont aidé ma famille. Même si, bien entendu, c'est ma femme, Galina Serguéievna, qui a reçu le coup le plus dur. Elle a fait tout ce qui était possible pour réveiller l'opinion publique. Grâce à elle mes livres, mes travaux scientifiques son connus maintenant dans le monde entier.
Le malheur m'a aussi rapproché du professeur Nesterenko et d'autres collègues qui me sont devenus très proches. Je suis reconnaissant aussi à la presse pour son soutien, notamment à la "Biélorusskaia délovaia gazeta". En tant que spécialiste je peux dire que les cinq articles du cycle "Les mystères de Tchernobyl" sont fort convenablement écrits; tous les aspects de la question y sont exposés avec justesse. Merci.
Je ne veux me venger de personne. Dieu voit tout. Chacun recevra son dû, j'en suis sûr. Chacun répondra devant sa conscience. Ceux qui ont participé à ma mise è l'écart ont obtenu, bien sûr, certains résultats. Je ne suis plus recteur. Mais qu'ils ne se réjouissent pas. Personne ne verra un Bandazhevsky infirme, psychologiquement brisé. Je crois en la justice.

- Yuri Ivanovitch, comment comptez vous organiser votre vie dans l'avenir proche?

- Pour le moment ma vie est réglementée par les organes de l'instruction judiciaire, mais il ne m'est pas interdit de m'occuper de science. Je travaille sur un nouveau livre. J'en ai écrit quelques ébauches en prison. C'est un livre pour les gens. Une part importante de la population, vivant dans ce même Gomel, se trouve dans une situation de contact permanent avec des quantités différentes de radionucléides, qui lèsent l'organisme. Les gens doivent savoir comment se protéger dans cette situation.

La rédaction. - Yuri Bandazhevsky sait comment protéger les gens dans les conditions post-tchernobyliennes. Mais son engagement de citoyen ne lui a pas permis de se protéger lui-même. Et maintenant aussi Bandazhevsky sait qu'à peine sorti de prison, quand l'instruction suit encore son cours, quand le procès est encore à venir, il vaut mieux oublier l'existence des journalistes, de l'opinion publique, de tous ceux qui suivent ce drame du savant comme on suit un spectacle cruel mais lointain... Et ne pas se taire dans cette situation signifie ne pas se plier.

(Traduction de Georges Daillant et Wladimir Tchertkoff)