01 Informatique, le 21/12/2004:

60 téraflops pour simuler une explosion nucléaire
La direction du Commissariat à l'énergie atomique commande à Bull un superordinateur. Il supplantera définitivement les essais dans le Pacifique.

C'est le français Bull qui a été retenu, le 7 décembre dernier, pour fournir au Commissariat à l'énergie atomique (CEA) un nouveau supercalculateur destiné à simuler les effets d'une bombe atomique. Une décision prise « alors que quatre concurrents se trouvaient en short-list » , précise Jean Gonnord, chef du projet Simulation numérique et informatique du CEA.

L'ordinateur est annoncé comme le plus puissant d'Europe, grâce à une capacité de traitement supérieure à 60 téraflops (soixante mille milliards d'opérations par seconde).

Une double innovation

Technologique, d'abord. Depuis 2001, le CEA disposait d'un supercalculateur Compaq (aujourd'hui HP) de 5 téraflops, le plus puissant à cette époque. La machine embarquait la technologie Alpha, développée par Digital avant de tomber dans l'escarcelle de Compaq.

Aujourd'hui, la technologie dualcore d'Intel permet, pour la première fois, de disposer de deux processeurs sur une seule puce. En outre, Bull a conçu un Asic spécifique, capable de relier entre eux jusqu'à 16 processeurs.

L'autre innovation concerne le choix de la politique logicielle. « Auparavant, les logiciels employés étaient propriétaires. Aujourd'hui, nous travaillons en open source. C'est l'introduction du petit pingouin dans tout le système [le chef de projet veut bien sûr parler de Linux, NDLR]  », ajoute Jean Gonnord, avec humour.

Confidentialité

Le CEA se retranche derrière une clause de discrétion absolue, signée concurremment par le fournisseur et le client, pour ne pas dévoiler le prix du superordinateur. Mais il précise que son financement est assuré par le programme Simulation, qui garantit la pérennité de la force de dissuasion française après l'arrêt des essais nucléaires grandeur nature.

Ce programme s'achèvera en 2010 avec l'ajout d'une troisième et dernière machine. Les physiciens du CEA prévoient d'atteindre alors une puissance de plusieurs centaines de téraflops, et d'être toujours au « top » de la puissance de feu.

Pierre-Antoine Merlin

------> Les essais nucléaires ne sont plus nécessaire

------> Le CEA : sa raison d'être, la bombe son alibi, la recherche

 

Le Monde, 11/12/04:

Le CEA fait appel à Bull pour fabriquer son nouveau supercalculateur

La machine fonctionnant à 60 téraflops servira à la simulation nucléaire Le CEA fait appel à Bull pour fabriquer son nouveau supercalculateur.

La surprise est à la hauteur de l'événement. Le CEA a choisi Bull comme constructeur de son nouveau supercalculateur affecté au programme de simulation des armes nucléaires. Le fabricant d'ordinateurs français, rescapé d'une succession de difficultés si longue que ses péripéties ne défraient même plus la chronique, ressurgit soudain dans un domaine où l'on ne l'attendait plus : le calcul scientifique. "Nous sommes très fiers d'avoir gagné", déclare Gérard Roucairol, directeur scientifique de Bull, qui assure que cette victoire ne doit rien à des contingences nationalistes. "Nous nous sommes battus à armes égales, assure M. Roucairol. L'Etat ne peut mettre en danger la crédibilité de sa simulation pour faire plaisir à Bull..."
Au centre de Bruyères-le-Châtel (Essonne), Daniel Verwaerde, directeur des armes nucléaires au CEA, confirme que le choix de l'entreprise française résulte d'une procédure classique d'appel d'offres. [Suite]

 

 

Dissuasion nucléaire sans essais: le CEA construit plus grand laser du monde

BORDEAUX (AFP le 24 septembre 2003) - A un jet de pierre du bassin d'Arcachon en Gironde, le CEA a entamé le gigantesque chantier du LMJ (laser megajoule) qui, pour un investissement de 1,2 milliard d'euros sur 15 ans, deviendra à la fin de la décennie le laser le plus puissant au monde.
Le LMJ qui permettra d'étudier en laboratoire les processus physiques intervenant dans l'étape finale du fonctionnement d'une arme nucléaire, est l'un des outils-phares du pôle défense du CEA sur lequel se fonde la politique française de dissuasion. (
voir plus bas : Pourquoi il faut stopper le laser Mégajoule)

Pour l'heure, on ne visite que son prototype à l'échelle 1, le LIL (Ligne d'Intégration Laser) qui sera fin 2003 le laser le plus puissant d'Europe en terme d'énergie délivrée. Il pourra reproduire le processus physique de la fusion impliqué dans le fonctionnement d'une charge thermonucléaire.

Le futur LMJ, sur le site du CESTA (centre d'études scientifiques et techniques d'Aquitaine) sera hébergé dans une salle de plus de 300 mètres, où tiendrait une Tour Eiffel couchée... Elle sera occupée par 30 chaînes laser de chacune 8 faisceaux, soit 240 faisceaux en tout qui concentreront leur énergie sur une microbille de quelques millimètres.

Les dimensions du dispositif ont été calculées pour que les faisceaux puissent délivrer, en quelques milliardièmes de seconde, une énergie de 1,8 MJ dans une cavité contenant une minuscule capsule de deutérium et de tritium. Une quantité suffisante pour provoquer la fusion de ces deux isotopes d'hydrogène et obtenir 10 fois plus d'énergie que le laser n'en aura apporté.

"La prouesse n'est pas de produire une énergie de 1,8 MJ, ce qui représente 430 kcal (ou l'équivalent de l'énergie contenue dans dix pots de yaourts à 0%) mais de la déposer de façon très spécifique, sur la microbille", explique Serge Durand directeur du CESTA .

"Son utilisation par des chercheurs du civil devrait représenter environ 20% du total", selon Serge Durand, qui cite des applications potentielles variées: "physique des lasers, astrophysique, géophysique, physique des conditions extrêmes".

Tout comme le LMJ, le supercalculateur Tera (cinq mille milliards d'opérations par seconde) installé en Ile de France, a vocation à servir également la recherche civile.

Les deux outils ont été développés dans le cadre du programme Simulation, mené par la direction des applications militaires (DAM) du CEA, qui selon son directeur Alain Delphuech, "représente un effort financier de 5,1 milliards d'euros sur 15 ans".

Située dans les sous-sols du centre CEA à Bruyères-le-Châtel (Essonne), la machine Tera, livrée par Compaq en 2001, reproduit par le calcul le fonctionnement d'une arme nucléaire, dans un local de 60 mètres par 60. Un univers où la présence humaine est quasi-inexistante. D'impressionnantes rangées d'armoires grises abritent 2 560 processeurs parallèles et un réseau de connexion ultra-rapide dans un ronflement de ventilateurs. Tera, derrière lequel se cache la "matière grise" d'un millier de chercheurs, travaille à partir des données acquises lors des 6 derniers essais (1995 et 1996) et décrit les étapes physiques à l'oeuvre dans une arme.

"Le niveau de prédiction des modèles doit pouvoir compenser l'absence des essais qui seuls permettaient des validations en vraie grandeur", souligne François Robin, responsable du projet Tera.

Dans le cadre de l'ouverture à la communauté des chercheurs, Tera a déjà fait gagner un temps précieux aux bioinformaticiens, engagés notamment dans le décryptage de génomes.

Et dans le domaine des sciences de la Terre, Tera est par exemple utilisé pour calculer les conséquences des ondes sismiques sur la géologie.

Voir: CEA (Le Laser Megajoule)



Pourquoi il faut stopper le laser Mégajoule


Le laser Mégajoule: longeur totale du bâtiment 300 mètres, largeur 150 mètres, hall d'expérience diamètre 60 mètres, hauteur 40 mètres.

Il existe une étroite relation entre la politique américaine et française dans le domaine des armements nucléaires, entre la signature du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (CTBT) d'une part et la continuation du programme de recherche militaire d'autre part. La signature du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires a été associée dès l'origine à la possibilité de continuer des essais en laboratoire. Si l'acceptation du CTBT signifie l'arrêt des explosions souterraines, il serait hasardeux d'en déduire une élimination prochaine des arsenaux nucléaires. En réalité, il s'agit bien «d'un marchandage avec le diable» car si pour le pays qui n'appartiennent pas au club des 5 puissances nucléaires, cela signifie bien l'arrêt du tout programme militaire, en revanche pour les Etats du «club nucléaire», cette signature a été associée à l'acceptation de recherches en laboratoire. Cela signifie donc le maintien des armes existantes, éventuellement le développement d'un nouveau type d'armes nucléaires.

En réalité il est juste d'affirmer que le programme SS & M aux Etats-Unis (1) et Mégajoule en France (2) relancent une nouvelle course aux armements nucléaires. Il ne s'agit pas moins d'assurer la pérennité des armes atomiques pour les vingt, vingt-cinq ans à venir. Selon une interprétation restrictive, le CTBT doit arrêter la prolifération verticale et horizontale et donc «toute expérimentation nucléaire». Malheureusement, peu de gens se soucient de la compatibilité des programmes militaires SS & M et Mégajoule avec une volonté réelle de bannir les armes nucléaires dans un proche avenir.

Voici les principales raisons qui s'opposent à la poursuite des essais en laboratoire et notamment à la construction du laser Mégajoule qui est la pièce maîtresse du programme de simulation lancé par la France après l'abandon des essais atomiques à Mururoa.

I) Le programme Mégajoule comme le projet américain violent l'esprit et les intentions et par certains aspects, la lettre même du CTBT et en conséquence, mettent en péril l'entrée en vigueur et le respect du Traité. Celui-ci peut être perçu par certaines nations - c'est le cas de l'Inde et du Pakistan à l'heure actuelle -, comme un moyen de maintenir la suprématie des pays à technologie avancée et empêcher les autres pays d'y avoir accès. Les expériences qui impliquent des micro-explosions thermonucléaires (NIF aux USA et Mégajoule en France) ainsi que la manipulation de matériaux radioactifs sensibles (plutonium, uranium 235 enrichi, etc.) peuvent difficilement être conciliables avec l'option zéro du CTBT.

2) Le programme Mégajoule planifie la conception et le renouvellement de têtes nucléaires, plus sûres et plus fiables, soit par de simples modifications des composants des armes existantes, soit par une optimisation de leurs performances. La sincérité des Etats nucléaires à s'engager de bonne foi vers l'élimination à terme des armes nucléaires peut être sérieusement mise en doute.
Lors de la négociation du Traité de non-prolifération (TNP), les Etats non nucléaires renonçaient à l'arme nucléaire avec en contrepartie deux engagements:
- premièrement, les États nucléaires s'engageaient à aider les Etats renonçant à ces armes à acquérir les technologie nucléaires (article IV)
- deuxièmement, les Etats nucléaires promettaient de négocier la fin de la course aux armes nucléaires et l'élimination de leurs arsenaux nucléaires (article VI)
Ces deux engagements ont été réaffirmés en 1995 au moment d'étendre indéfiniment la durée du Traité de non-prolifération. Conformément à l'article VI la signature par les Etats nucléaires du CTBT en 1996 devait impliquer la poursuite de la réduction de leur stock d'ogive nucléaires avec le but ultime d'éliminer totalement et définitivement les armes nucléaires.
Ces engagements ont été rappelés solennellement par la Cour Internationale de Justice de la Haye dans l'Avis qu'elle rendit le 8 juillet1996. A l'unanimité, la Cour a décidé que l'interprétation de l'article VI implique «qu'il doit exister l'obligation de poursuivre de bonne foi les négotiations qui devront aboutir à une conclusion conduisant à un désarmement nucléaire sous tous ses aspects et ceci sous un strict et réel contrôle international».

Pendant la guerre froide, le TNP a été pratiquement vidé de sa substance par les 5 puissances nucléaires. Pour lutter contre la prolifération d'armes de destruction massive (on pense aussi aux armes chimiques ou bactériologiques), elles ont pris l'option de pérenniser l'arme nucléaire et donc d'assurer sa maintenance et son renouvellement, ceci en contradiction avec l'article VI du TNP.
Aux États-Unis, le «Green Book», déclassifié en 1996, décrit en détail comment le programme SS & M facilitera la maintenance des armes nucléaires et également la refabrication d'un nouveau type d'armes. Nous sommes bien loin de la première étape souhaitée une force stratégique nucléaire résiduelle certes, mais de dissuasion uniquement, maintenue en l'état avec des modifications minimales, tout en préparant une élimination totale des armements nucléaires suivant un calendrier précis.

3) Le programme Mégajoule complique l'organisation des vérifications relatives aux réductions effectives d'armements par la construction de nouveaux laboratoires et l'adoption d'équipements à double usage (générateurs à rayons X, ordinateurs massivement parallèles...).

4) Le laser Mégajoule peut également activer la conception d'armes nucléaires de quatrième génération du fait du lien étroit créé entre les laboratoires de recherche et leurs applications militaires potentielles. Ainsi, les recherches sur l'antimatière ou sur l'hydrogène métallique (probablement l'explosif le plus puissant qu'il soit possible de concevoir) seraient possibles grâce au laser Mégajoule. Cette simple possibilité constitue une véritable provocation pour les États de faible niveau technologique. Une gestion civile du laser Mégajoule ne changerait pas la nature du problême car les liens entre recherche civile et militaire subsisteraient. En cas de difficulté, il est clair qu'un arbitrage trancherait en faveur des militaires.

5) Le Mégajoule accentuera le phénomène de militarisation de la science or ces nouveaux laboratoires, dans un contexte de désarmement, devraient eux aussi être reconvertis. Ce phénomène nous éloigne un peu plus de la mise en oeuvre d'une réduction mondiale du niveau d'armement.

6 On ne peut plus exclure la possibilité que les programmes américains et français entraînent la fuite d'informations sensibles sur les armes nucléaires et rendent donc encore plus cruciaux les problèmes de prolifération qui constituent l'un des plus grands dangers pour l'humanité.

7) Si la raison essentielle justifiant la construction du laser Mégajoule est «d'attirer les scientifïques de très haut niveau» (3) alors il faut mettre ces meilleurs cerveaux au service de la communauté internationale pour contrôler le processus de désarmement nucléaire. De ce point de vue, l'expertise et la compétence des scientifiques français seraient des atouts indéniables dans la réussite d'un désarmement universel et contrôlé. L'Union européenne pourrait renforcer diplomatiquement cette position qui représenterait alors une alternative au niveau mondial à l'attitude nord-américaine.

8) Il ne faut pas oublier que certains militaires se comptent au nombre des opposants au laser Mégajoule. Ils souhaitent une autre orientation stratégique prenant en compte le nouveau contexte post-guerre froide. Les conflits actuels exigent des forces de maintien de la paix au niveau régional. Dans les guerres civiles qui ensanglantent notre planète, les armes de destruction massive ne sont pas d'une grande utilité. Ainsi, les marins n'hésiteront pas à choisir un quatrième sous-marin nucléaire ou un second porte-avions, capable de projeter une force opérationnelle à l'autre bout du monde, plutôt qu'un «Méga-joujou-le» aussi inutile que coûteux.

La fin de la guerre froide offre une chance historique à l'humanité de se débarrasser des armes nucléaires. Depuis la signature du TNP et dit CTBT, il faut reconnaître que quelque chose de fondamental a changé. L'existence et l'ampleur des programmes SS & M américain et Mégajoule en France viennent contredire les efforts en faveur d'un désarmement global et démontrent le profond mépris du lobby nucléaire à l'égard des opinions publiques. A terme, ces programmes compromettent une politique de non-prolifération. Certes les traités internationaux sont nécessaires, mais à trop se focaliser sur cet unique aspect, on risque d'oublier que la réduction des stocks d'armes nucléaires détenus par les grandes puissances est le seul moyen de parvenir à leur élimination. Le réseau Abolition 2000 qui rassemble plus de 1000 associations au niveau mondial, veut promouvoir un véritable désarmement nucléaire, à l'instar des conventions interdisant désormais les armes chimiques et bactériologiques. L'objectif de ce réseau mondial est d'obtenir, d'ici l'an 2000, un plan et un calendrier de désarmement nucléaire. Ce réseau demande l'arrêt des recherches sur les armes nucléaires, l'arrêt des expériences en laboratoire et l'inspection internationale de tous les sites sensibles ainsi que la fermeture définitive des bases souterraines, notamment celle du Nevada Test Site aux USA en particulier. Abolition 2000 est donc un défi lancé au SS & M et au Mégajoule.
Nous sommes à un tournant historique, l'histoire du 21ème siècle n'est pas encore écrite. A nous de prendre la plume. A nous d'inscrire dans le temps, la paix des générations à venir.

(1) SS & M: Stockpile Stewardship and Management Program (programme américain de recherche pour l'armement nucléaire). Ce programme prévoit pour 2003 l'installation de lasers de forte puissance, le NIF (National Ignition Facility), pour créer de micro-explosions thermonucléaires en laboratoire.

(2) Mégajoule installation prévue en France en 2010 de 240 faisceaux lasers de puissance analogue au NIF américain. Actuellement, la LIL (Ligne d'intégration Laser) est en phase d'achèvement au Barp (fin des travaux en 2001) et correspond à une étude de faisabilité du Mégajoule avec seulement 8 faisceaux.

(3) Propos de Daniel Verwaede, directeur du programme de simulation au CEA recueilli par Silvestre Huet. Libération. 17 décembre 1997.

Collectif Stop Essais,
Maison Jean Monnet
71250 Mazille.
Gazette du Nucléaire n°173/174, mai 1999.