Demande pour l'engagement de la procédure d'urgence dans l'affaire Bandazhevsky à l'ONU

Lettre de Galina Bandazhevskaia

Galina Bandazhevskaia
oul. Chougaiéva, 3-1, appt 454
Minsk - Belarus

 

Minsk, le 6 septembre 2002

 

Messieurs,

Je m'adresse à vous pour que vous m'aidiez à sauver le professeur Youri Bandazhevsky, qui se trouve depuis un an et demi en prison à Minsk.

En tant que médecin, je suis inquiète de voir que son état de santé s'est brusquement aggravé. Certes, la prison n'est pas un sanatorium et le séjour entre ses murs ne vous refait pas une santé. Parfois il y est bien difficile de simplement survivre et de ne pas succomber sous les coups du système pénitentiaire. Le seul moyen de tout supporter et de tenir bon est de croire avec force en quelque chose.

Mon mari croyait fermement en la science. Elle était son dieu, il savait que sa cause était juste et qu'il travaillait pour le bien des hommes.

Je pensais qu'avec l'aide de ceux qui soutenaient ses recherches et l'amélioration des conditions de son incarcération il pourrait tenir le coup et sortirait vainqueur.

Mais c'est précisément après l'amélioration des conditions de sa détention que de brusques changements survinrent dans son état physique et dans son comportement. Le professeur Bandazhevsky était pourtant reconnaissant et ravi de sa nouvelle situation. Il avait été transféré du détachement où ils étaient 80 détenus dans une chambre pour 3 personnes avec une télévision et on lui avait même fourni un ordinateur pour son travail. Il m'écrivait alors: "Je suis heureux de pouvoir enfin faire un travail productif dans les limites du permis".

Les premiers temps toute la famille s'était sentie soulagée car nous comprenions que le fait de travailler, de se consacrer de nouveau à ce qu'il aimait l'aiderait à tenir le coup, à tout supporter, à garder la tête claire même dans ces conditions difficiles.

Mais notre joie s'avéra prématurée. Ces conditions nouvelles que je considérais comme une amélioration se révélèrent être un piège : je voyais mon mari changer de jour en jour. Avant il écrivait à sa famille des lettres quotidiennes, il nous faisait partager ses pensées, il exposait son programme du lendemain, il nous envoyait des textes scientifiques. Malgré les conditions de détention extrêmement pénibles dans ce grand détachement de détenus, il trouvait la force de vivre, de travailler et de soutenir le moral de sa famille par ses lettres.

Après le 5 juin (date de l'amélioration des conditions), les lettres de mon mari sont devenues de plus en plus rares, il ne voulait plus y parler de science, ne s'intéressait plus à ses enfants, aux affaires de famille.

Lorsque je revis mon mari après une interruption de trois mois (pendant tout ce temps il n'y a pas eu de droit de visite), je ne pus le reconnaître. J'avais devant moi un autre homme, un homme écrasé, indifférent à tout ce qui l'entourait. Ses yeux vides au regard éteint reflétaient une énorme souffrance. C'était un homme à l'identité dédoublée, au psychisme brisé.

Il m'a demandé le divorce tout en ajoutant que je ne devais pas croire à ce qu'il me disait ou faisait en ce moment. Il m'a prié de prendre en compte la situation dans laquelle il se trouvait et tout ce qui se tramait autour de lui. Je voyais qu'il souffrait, qu'il ne pouvait pas me dire ouvertement tout ce qu'il voulait. D'ailleurs il semblait même incapable d'exprimer ses pensées clairement. Il m'a dit que ses pensées s'embrouillaient dans sa tête et que les mêmes idées revenaient constamment comme sur un disque rayé. "Je ne comprends pas ce qui m'arrive, je suis incapable d'avoir un regard lucide sur moi-même", me dit-il.

Il m'a dit que ses dents s'effritaient et qu'il avait constamment des maux de tête. Je suis médecin et je voyais bien que j'avais devant moi un homme malade, un homme qui — grâce aux efforts de ses adversaires - avait perdu toute confiance en soi. Il ne croyait même plus à ce qui avait été jusque là sacré pour lui : son travail scientifique lié aux problèmes de Tchernobyl. Tout cela lui était devenu indifférent, l'effrayait et lui paraissait dangereux. Il m'a plus d'une fois répété qu'une fois sorti de prison, il ne ferait jamais plus de la recherche scientifique : "je n'y toucherai plus jamais, à cette science liée à la radiation". Lorsque je lui demandai comment pouvait-il trahir sa cause et tout abandonner, il me répondit : "J'ai peur pour nos enfants".

Je ne reconnais plus mon mari. Lorsqu'il état venu s'installer dans la zone radioactive avec ses enfants encore petits, il avait clairement conscience qu'il prenait des risques, mais il savait qu'ils étaient justifiés par l'aide qu'il venait apporter aux populations des territoires contaminés. Il me disait alors : " Nous sommes médecins et s'il arrive quelque chose à nos enfants nous saurons leur venir en aide, à eux et à nous mêmes, mais des milliers d'autres enfants vivant dans ces territoires ont besoin de nous eux aussi".

Et voilà qu'après tout ce qu'il a enduré pour défendre sa vérité, il me déclare qu'il abandonne! Il parle comme un homme effrayé, poussé à bout, manipulé, un homme en permanence sous le chantage et la pression, un homme qu'on pousse à choisir entre la science et ses enfants.

Dans ses lettres il m'écrit une chose, à mes questions il en répond une autre.

Comment de tels changements ont-ils pu survenir si brusquement après l'amélioration de ses conditions de détention?

A l'heure actuelle il a complètement coupé tout contact avec moi et ses enfants. Il ne veut plus nous voir aux visites en expliquant qu'il ne fait même plus confiance à sa famille.

On voit que c'est un homme malade, victime de notre système pénitentiaire: ils sont arrivés à dédoubler sa personnalité, à lui faire douter de lui-même, à le désorienter. C'est devenu un homme incapable de résister, une sorte de pâte à modeler dont on peut faire n'importe quoi, qu'on peut diriger à sa guise.

Je vous supplie de ne pas laisser périr ce scientifique. Actuellement je ne sais qu'une chose: nous sommes en train de le perdre. Je crains que dans quelques mois il n'y ait plus personne à sauver.

Je vous prie donc d'accélérer l'examen du recours déposé à la Commission de l'ONU.

Je continue d'espérer qu'au XXI siècle on ne permettra pas qu'un innocent soit détruit.

G.Bandazhevskaia



Rappel:
Le Pr. Bandazhevsky recteur de l'Institut de médecine de Gomel avait été arrêté en juillet 1999 sur une accusation de soi-disant pots de vin qu'il aurait reçus pour favoriser l'inscription d'étudiants à l'institut qu 'il dirigeait. Les chefs d'accusation sont fallacieux et ressemblent aux machinations de l'époque soviétique qu'on croyait révolue. En réalité il semble bien que les poursuites du gouvernement de M. Loukachenko contre Yuri Bandazhevsky sont liées à ses activités scientifiques qui mettent en évidence les conséquences sanitaires nocives de la catastrophe de Tchernobyl dont les effets sont toujours visibles aujourd'hui et vont en croissant. De plus, il a publié un rapport critiquant radicalement la façon dont certains scientifiques et le Ministre de la santé du Belarus ont utilisé les fonds alloués aux études médicales sur les conséquences de Tchernobyl. C'est probablement la cause principale de son arrestation.
Démis de ses fonctions il a été maintenu en prison dans des conditions très sévères (isolement, maladie) pendant plus de 5 mois et libéré fin décembre 1999 (en attente de son procès) grâce à une rapide réaction internationale. Il a été déclaré comme "prisonnier de conscience potentiel" par Amnesty International. Depuis l'an dernier il a été astreint d'abord à rester à Minsk puis en Belarus (il n'a pas pu venir à Paris recevoir le prix que lui a décerné l'association internationale des médecins pour la prévention des guerres nucléaires). Grâce au Pr. Nesterenko qui dirige l'institut indépendant BELRAD il a pu continuer ses travaux et rédiger des monographies extrêmement importantes sur l'effet sur l'organisme de la contamination interne par le césium 137 chez les enfants, en particulier sur le système cardiovasculaire. Son procès qui a débuté en février 2001 au tribunal militaire de Gomel a montré les faiblesses de l'accusation, mais le 18 juin 2001 le Pr. Yuri Bandazhevsky a été condamné à 8 ans de réclusion (travaux pénibles, isolement, pas de livres, 3 visites par an de la famille).
Le verdict est un coup terrible, non seulement pour lui et sa famille, mais pour tous ceux qui veulent connaître les conséquences réelles de la catastrophe de Tchernobyl sur la santé des enfants vivant au Bélarus dans les zones contaminées par les radionucléides. N'oublions pas qu'un accident nucléaire grave est possible partout et aussi chez nous
Entre autres pathologies, le Pr. Bandazhevsky a montré qu'une charge corporelle en césium 137, même relativement faible avec les critères habituels utilisés en radioprotection, pouvait conduire à des dysfonctionnements importants du système cardiovasculaire des enfants et pour certains enfants il s'agit d'une pathologie irréversible, comme s'ils étaient atteints d'un vieillissement prématuré.
C'est parce que le Pr. Bandazhevsky est " gênant "  pour les autorités de radioprotection non seulement du Bélarus mais aussi pour les autres pays nucléarisés qu'il est ainsi attaqué et qu'il risque sa santé et sa vie.




Une des lettres précédentes:

Lettre de Galina Bandazhevskaya, épouse de Youri Bandazhevsky, adressée à Wladimir Tchertkoff après la visite à son mari.

Boujour Vladimir Sergueievitch,
A votre demande je décris les derniers événements liés au destin du professeur Bandazhevsky.
Le 10 janvier j'ai eu droit à une brève visite avec mon mari à la colonie à régime renforcé. On a droit à ces visites une fois tous les quatre mois et on peut transmettre au détenu un colis de produits alimentaires de 30 kg. "Brève visite" signifie une rencontre avec le détenu et une conversation par téléphone dans une cabine divisée par un verre transparent. Il est vrai que cette fois-ci le téléphone ne marchait pas et nous avons du communiquer par gestes et par cris. Mais ce n'est pas le pire de ce que nous avons dû endurer ces derniers temps, aussi les petits désagréments de ce genre sont-ils acceptés comme une chose somme toute ordinaire.
Youri fait tout pour ne pas perdre le moral, il ne cesse de travailler même dans les conditions où il se trouve. Il est autorisé à se servir de la bibliothèque où on lui a réservé une place pour travailler. Il travaille énormément, de plus l'éclairage n'est pas excellent et ses yeux s'en ressentent : il a ces derniers temps des problèmes de vue. Il est possible que sa vue ait baissé aussi à cause du terrible stress nerveux qu'il a enduré. Je peux certes me tromper, c'est peut-être tout simplement une question d'âge. On lui permet d'écrire autant qu'il veut mais pour lui faire parvenir de la littérature scientifique, nous nous heurtons à des difficultés. Il n'a droit qu'à un seul colis par an. Aussi sommes-nous obligés de lui envoyer la littérature sous forme de "lettres" (c'est ainsi que la poste appelle tous les plis de moins de 2 kg). Si le livre dépasse ce poids, il faut donc le démembrer en plusieurs parties.
Pour améliorer les conditions de son travail de recherche, il faudrait absolument qu'il ait accès à un ordinateur, même si cet accès est limité et soumis à certaines conditions. Nous sommes au XXI siècle et même dans les colonies il devrait y avoir certaines exceptions pour les scientifiques. Ses recherches ne sont pas un caprice. Elles sont importantes et même indispensables pour toutes les victimes des catastrophes nucléaires. Un ordinateur, ce n'est pas un lit moelleux, une chambre isolée ou une bonne nourriture. C'est un instrument de travail indispensable à un scientifique. Or le travail n'est pas interdit à la colonie! Et le tribunal ne lui a pas enlevé son titre de scientifique. Il faudrait qu'on lui permette de travailler, d'avoir accès à un ordinateur même si c'est sous l'il vigilant des surveillants, à certains jours et à certaines heures. Les conditions sont du ressort de la colonie, à eux de choisir le régime de travail qui leur convient. Mais pour l'instant il ne dispose pas de cette possibilité. Pourtant les avocats disent qu'il faut persévérer à adresser des demandes et que nous serons peut-être entendus. Je pense aux demandes des associations, des médecins, des scientifiques étrangers. Les avocats, c'est notre point faible, on peut difficilement compter sur eux.
L'avocat du Comité Helsinki du Bélarus, G.P. Pogoniaïlo, se consacre à la rédaction de la plainte à l'ONU (au Comité des Droits de l'Homme). C'est un travail ardu et complexe. Le plus important est que la plainte soit composée en parfaite conformité avec les exigences de ce comité.
Quelques mots maintenant sur la recherche dans notre institut (il s'agit de l'Institut fondé par Youri Bandazhevsky à Gomel, dont il a été le recteur pendant 9 ans, jusqu'à son arrestation n.d.t.). Nous avons reçu à l'institut la visite d'une délégation de scientifiques de l'université de Nagasaki, venus dans le but de conclure un contrat de coopération entre les centres médicaux de nos deux villes, victimes toutes les deux du nucléaire - bombes atomiques et accident. Le recteur de l'institut de médecine, qui est pourtant professeur, médecin et chercheur, a demandé aux Japonais s'ils ne savaient pas quels devraient être les sujets de recherches des médecins et scientifiques de la région de Gomel, quels travaux devaient-ils entreprendre pour comprendre l'impact de la catastrophe de Tchernobyl sur l'organisme humain. A l'heure actuelle, les chercheurs de l'institut étudient n'importe quoi sauf l'action du Césium-137 sur l'organisme humain après l'accident à la centrale de Tchernobyl.
Je poursuis ma lettre pour vous, Vladimir Sergueievitch. Deux mois se sont écoulés depuis notre précédente rencontre avec Youri. Je vous informe que les 8-10 mars nous avons eu l'autorisation d'une longue visite. On a le droit à ces visites deux fois par an. Elles durent trois jours. Elles sont certes indispensables pour s'entretenir, pour soutenir son moral, lui redonner des forces et la foi en l'avenir. Cette fois il est venu à la visite un peu malade. L'épidémie de grippe n'a pas épargné son détachement et il l'a attrapée, lui aussi, mais d'après moi sous une forme légère. En trois jours il s'est un peu rétabli. Il est d'humeur sombre, déprimé mais la parution de son livre à la veille de la visite avec l'aide du professeur Nesterenko lui a remonté le moral. Le livre a pour titre "Processus pathologiques dans l'organisme en présence de radionucléides incorporés". La foi qu'il a dans la science et le sentiment d'être utile aux hommes lui donnent des forces. Il voudrait tant que toutes les données scientifiques qu'il a réunies au cours de ses dix années de recherches dans la région de Gomel (et c'est un très gros dossier) soient utiles aux médecins et aux scientifiques qui ne sont pas indifférents à la santé de ceux qui vivent dans les conditions de risques écologiques, c'est à dire dans les territoires contaminés par les radionucléides. Voilà pourquoi il fait tout pour publier ces matériaux sans ménager ni ses forces ni sa santé.
A l'heure actuelle il continue à travailler mais plus les jours et les mois de sa détention s'écoulent, plus il ressent que l'information scientifique lui manque. Tout ce que nous lui envoyons par "lettres" (livres et revues scientifiques) - ce sont surtout des publications biélorusses - ne peut satisfaire ses besoins. Cela le chagrine beaucoup. Il a peur de prendre du retard sur les idées scientifiques d'aujourd'hui. Il a besoin d'échanges avec les scientifiques du monde entier.
Il m'a demandé d'exprimer son énorme gratitude à tous ceux qui le soutiennent, qui lui envoient des lettres et des livres à la colonie. Ce soutien est extrêmement important pour lui.
La veille de la visite j'ai reçu un colis de produits alimentaires pour lui de la part d'Amnesty International. La joie de savoir qu'on pense à lui lui a fait venir les larmes aux yeux. Il dit qu'il n'aurait jamais supposé qu'un jour il devrait être entretenu par d'autres. Actuellement les détenus parlent beaucoup de l'amnistie et l'attendent. Son projet est déjà prêt et remis à Loukachenko. On ne sait pas encore quand il sera adopté et approuvé.
Dans le train à mon retour de Minsk j'ai lu ce qui suit : " Il n'y a rien à donner à manger aux détenus, a déclaré le ministre de l'Intérieur Vladimir Naoumov. Il a informé le pays que le ministère de l'Intérieur présentera au parlement un projet de loi sur une nouvelle amnistie. La dernière amnistie a eu lieu en 2000". (journal Svobodnyié Novosti, N°9, 7-14 mars 2002).
Le plus terrible est que l'article selon lequel Youri a été condamné n'est pratiquement pas amnistiable. La seule possibilité est de diminuer sa peine de détention d'un an. En tous cas, jusqu'à présent c'était comme ça, et peut-on espérer un miracle?
Voici nos nouvelles. Chaque rencontre me coûte beaucoup de forces et de santé mais nous arrivons à tenir, nous essayons de ne pas perdre le moral, la maîtrise de soi et la foi dans les hommes. Et tout cela grâce au soutien général qui nous aide beaucoup, ma famille et moi.
Encore une fois merci à vous et à tous ceux qui soutiennent le professeur Bandazhevsky et sa famille.
Merci.
Recevez mon respect et ma gratitude

Galina Bandazhevskaïa