Bruyeres-le-Chatel ou la fuite volontaire
(expérimentation sur cobaye humain) - (Les essais de l'ombre, Die Zeit, 22 mai 1987)

Introduction

     Bruyères-le-Chatel est un joli village situé à une trentaine de km de Paris, non loin de l'autodrome de Linas/Montlhéry.
     Il était connu surtout pour les graines sélectionnées produites par la maison Simon avant que ne vienne, en 1956, s'y installer un établissement de la Direction des Applications Militaires (DAM) du CEA.
     Suivant les traditions, il fut question à l'époque de l'implantation d'une usine de fabrication d'appareils électroménagers. Mais, lorsque les journalistes locaux de la Marseillaise de Seine et Oise vinrent sur le terrain, ils eurent la surprise de se faire virer énergiquement par des gardiens déjà musclés à l'époque, qui n'hésitèrent pas à détruire les appareils photo.
     Depuis, pour tout le monde dans la région, c'est le CEA et c'est là qu'on fait la bombe. Difficile d'approcher car le site est muni d'une double enceinte électrifiée, enserrant un chemin de ronde où circulent des patrouilles de maîtres-chiens avec leurs fauves.
     Les langues de la région parlent de blokhaus souterrain très profond pour y faire on ne sait trop quels essais. Le site, dans le jargon CEA, c'est BII. Et suivant les habitudes, il y a plusieurs niveaux de «secrets» qui vont de la zone où les physiciens extérieurs au CEA peuvent assister à des séminaires, à celles où travaillent les "gugusses" qui jouaient avant à Reggane et Im Angel, qui jouent maintenant à Moruroa et Fangatofa.
     Dans le vocabulaire officiel, c'est une INB secrète (Installation Nucléaire de Base dépendant du CEA et de l'Armée), établissement en dérogation pour tout ce qui concerne étude d'impact, enquête publique par rapport aux INB «standard», elles-mêmes en dérogation par rapport au droit administratif courant (voir le décret particulier de 1974 qui annule un article de la loi de 1964, cité dans la Gazette 61 comme un prodigieux montage anticonstitutionnel!).
     C'est si dérogatoire que nos nécrocrates se sont assis sur les prescriptions du BRGM (bureau de recherches géologiques et minières) et, en totale infraction avec les règles, s'alimentent en eau par un forage dans une nappe profonde de très grande pureté, nappe en principe super protégée. Après avoir fait passer cette eau dans leurs circuits de refroidissement, le centre la rejette dans les égouts. Anodin, direz-vous. Eh bien non. Réfléchissez c'est un véritable crime contre les générations futures. Il faudra bien qu'un jour les hydrogéologues du BRGM sortent de leur réserve pour expliquer au grand public les problèmes de la gestion des nappes d'eau.
     C'est donc à BIII que l'on vient d'inaugurer une nouvelle (?!) pratique. On vient d'y réaliser des expériences de dispersion de produits radioactifs dans l'environnement pour étudier la reconcentration.
     C'est génial on utilise la population comme cobaye. Oh, bien sûr pas grand chose,
1 g de tritium. Cela ne fait guère que de l'ordre de 10.000 Ci (370.000.000.000.000 Bq). Et puis comme on n'avait pas dû bien voir la manip a été recommencée!
     La première opération consistant en 2 lâchers de 2 à 3 semaines d'intervalle était programmée en mai 86. Mais les russes ont tout saboté avec Tchernobyl. Qu'à ne cela tienne, l'essai a été repoussé à septembre 86.
     La seconde opération vient d'avoir lieu début avril 87.
     Il faut lire le papier du CEA, envoyé à la Mairie de Bruyère -le- Chatel et reproduit dans le bulletin municipal:
     «...le risque radiologique lié au tritium sous forme d'eau tritiée est plus élevé que le risque dû au tritium sans forme gazeuse du fait de l'assimilation rapide de l'eau par l'organisme.
     L'objectif de cette étude est la mesure du taux de conversion au tritium en eau tritiée dans l'environnement en se rapprochant le plus possible des conditions d'exploitation d'un réacteur de fusion...
     Les résultats ne sont bien entendu pas connus à l'avance... on obtiendrait un risque d'exposition théorique égal à 0,2 millirem pour le point le plus exposé, situé dans les champs...».
     On peut se poser toute une série de questions, mais au préalable il faut affirmer: IL EST INADMISSIBLE DE SE LIVRER A UNE EXPERIMENTATION DE CE TYPE EN UTILISANT LE PUBLIC COMME SUJET D'EXPERIMENTATION.
     Imagineriez-vous l'Institut Pasteur flanquer le SIDA à la population pour expérimenter ses vaccins? Non, et l'Institut non plus bien sûr.
     La deuxième question qui vient ensuite est la suivante puisqu'on affirme aujourd'hui ne rien savoir du taux de conversion du tritium gazeux en eau tritiée: sur quelle base scientifique ont été fixées les limites des rejets pour les centrales et pour La Hague ?
    
Rappelons que pour 4 tranches de 1.300 MWe (Cattenome par exemple), l'autorisation est de 89.000 Ci pour les gaz rares + tritium (hors halogènes et aérosols), ce qui donne environ 200 Ci de tritium pour une tranche par an.
     Nos militaires ont vu large 50 fois plus, soit en un lâcher, le maximum autorisé pour 50 réacteurs en un an

     Il serait temps de s'inquiéter de savoir quels sont les processus de transfert et on peut s'étonner que, compte tenu de l'ignorance où on se trouve, on utilise de pareilles quantités pour des «manips».
     Si sur le plan de l'éthique c'est inacceptable, sur le plan scientifique ça n'a pas de sens.
     Comment peut-on espérer interpréter quoi que ce soit avec une expérimentation comportant tant de paramètres non dominés.
     C'est d'autant plus stupide que le centre du CEA de Cadarache est remarquablement bien équipé pour faire des études de radioécologie avec des serres, des élevages, des plantations, etc..., toutes choses ou on peut faire varier les paramètres 1 par 1 et savoir ce qu'on fait.
     De toute façon, comme c'est à Cadarache que doit se construire Tore Supra, la machine à fusion thermonucléaire à aimants supra conducteurs, c'est sur la végétation de cette région qu'il vaudrait mieux tester le cycle du tritium.
     Une autre remarque, cette fois sur les rejets de tritium des machines à fusion qu'on nous promet pour l'an 2000 (enfin peut-être). Depuis longtemps nous répétons qu'il est faux d'affirmer que ce sera une source d'énergie non polluante. En fait, ces réacteurs vont pisser le tritium*. Il va s'en échapper des quantités énormes et ce indépendamment des volumes importants de métaux activés qu'il faudra stocker (pour des millénaires) chaque année.
     Nous vous donnons donc en information les pages du bulletin municipal de Bruyères-le-Chatel ainsi que des extraits d'une publication sur le tritium.
     Dans cette publication, il y a plusieurs remarques fort importantes sur l'action du tritium et en particulier le fait que lorsque le tritium entre dans la composition des molécules de structure, on peut considérer, pour les plantes, qu'il est fixé à demeure, c'est-à-dire durant toute leur vie. Qu'en est-il pour les humains ?

* Le tritium est un isotope de l'hydrogène. Il a donc les mêmes propriétés chimiques, en particulier celle de diffuser avec allégresse à travers tous les métaux et ce d'autant plus que la température est élevée.

La Gazette nucleaire n°78/79, juin 1987.