Le Figaro, 15 mars 2005:

La France toujours malade de Tchernobyl
Une conférence à Paris violemment perturbée
(A propos du Figaro, lire: "Le Figaro et la santé au Bélarus")

Indignation, stupéfaction, incompréhension, hier matin, dans l'amphithéâtre du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers). Plusieurs individus se sont introduits dans la salle au début du séminaire européen Sage consacré à la surveillance radiologique et à la radioprotection dans les territoires contaminés. A peine rentrés, ils ont lancé des oeufs pourris et aspergé d'encre rouge la centaine de personnes qui venaient de s'asseoir. Au cri de «Nucléocrates !», ils ont sali les vêtements de plusieurs Biélorusses qui s'efforcent sur le terrain de limiter les risques de contamination radioactive, dix-neuf ans après l'explosion de la centrale de Tchernobyl. Le Cnam a porté plainte : les locaux ont été souillés et du matériel électronique a été endommagé.

Le groupuscule ne s'est pas fait connaître. Il est reparti en lançant des tracts anonymes stigmatisant le projet Sage, l'accusant «d'aider les populations à faire comme si elles pouvaient vivre normalement dans des conditions qui les tuent». Reprenant les arguments du réseau Sortir du nucléaire qui a condamné du bout des lèvres cette opération, ils accusent le Centre d'étude sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire (CEPN), principal animateur du projet, d'être financé par le «lobby nucléaire» : EDF, Areva, le CEA (Commissariat à l'énergie atomique) et l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire). «Si on soutient les populations des territoires contaminés, on est accusé de banaliser le risque nucléaire. Si on ne fait rien, on les abandonne. On est de toute façon piégé», dénonce Jacques Lochard, directeur du CEPN et un des initiateurs programmes Ethos et Core (Coopération pour la réhabilitation) qui appuie toute prévention sanitaire sur l'implication directe des populations (Lire: Des structures écrans au service du nucléaire).

«C'est horrible. Je ne trouve pas les mots», confie, bouleversé, Aliaksandr Kutsy, médecin dans le district de Stolyn, l'une des zones plus contaminées de Biélorussie. «Je ne pensais pas que l'on serait une deuxième fois victime de Tchernobyl, ici, en France», tonne Vladimir Ageyets, un solide gaillard responsable de l'Institut radiologique de Gomel.

«Je condamne cette action. C'est des trucs de riches. Ils n'aident pas les Biélorusses en faisant ça», analyse Vasily Nesterenko, directeur de l'institut indépendant BELRAD. Considéré comme un héros par le mouvement antinucléaire français, ce scientifique a été parmi les premiers à dénoncer le mauvais état sanitaire des enfants vivant dans les territoires contaminés. Nombre d'entre eux ont des pathologies rares pour leur âge et différentes des cancers liés à la radioactivité : ulcères, complications cardio-vasculaires, gastrites, problèmes thyroïdiens... La question de savoir si ces symptômes pourraient être dus ou non à une contamination à long terme à des faibles doses radioactives est au coeur de la problématique de la vie en zone contaminée. «On ne peut pas réhabiliter si on ne connaît pas la réalité sanitaire. Que font les scientifiques depuis dix-huit ans ?», s'insurge Gilles Hériard-Dubreuil, un des initiateurs du programme Core.

Allemands, Belges, Britanniques, Norvégiens (plusieurs zones de ce pays ont été contaminées par le nuage de Tchernobyl) se sont tous montrés ébahis par la violence du commando anti-Sage. «J'ai du mal à donner tort à ce type d'action, analyse pour sa part Pascal Froidevaux, de l'Institut de radiophysique de Lausanne (Suisse), qui connaît bien notre pays. Les erreurs se paient cash.» La gestion de Tchernobyl en France a été tellement calamiteuse à ses yeux (le fameux nuage...) que les autorités n'ont que ce qu'elles méritent. La confiance s'est volatilisée pour longtemps. «En Suisse, si quelqu'un manque à ses res ponsabilités, il est remplacé. Dans un Etat non centralisé, ça ne pose pas de problème.»

Yves Miserey

 

Libération, 15 mars 2005:

La vie contaminée, mode d'emploi

A partir de l'expérience de Tchernobyl, des scientifiques tentent d'élaborer des règles pour gérer la radioactivité au quotidien. Au grand dam d'antinucléaires français.

Giclées de faux sang et oeufs pourris en guise de petit-déjeuner. Hier, les médecins de Biélorussie, de Norvège ou du pays de Galles, venus partager pendant deux jours leur expérience de vie, et parfois de survie, dans les territoires contaminés par les retombées radioactives de Tchernobyl, se souviendront longtemps de l'accueil que leur ont réservé quelques virulents antinucléaires français. Ces scientifiques participaient à un atelier de travail sur le projet Sage (1). Ce programme européen, basé sur les retours d'expérience de professionnels et de populations (les Lapons de Norvège, mais surtout les Biélorusses qui vivent depuis dix-neuf ans sur des terres radioactives pour les trois siècles à venir), vise à produire une sorte de mode d'emploi de la vie en territoire contaminé après une catastrophe nucléaire. Il est coordonné par le Centre d'étude sur l'évaluation de la protection dans le domaine nucléaire, qui regroupe tous les acteurs de la filière française : la Cogema, EDF, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et le Commissariat à l'énergie atomique. Autant dire quatre institutions très intéressées par les retours d'expérience sur Tchernobyl.

Stress invoqué. Sur la forme, l'action des anars antinucléaires est contre-productive. Sur le fond, elle pose une délicate question : doit-on aider les populations à vivre sur des zones contaminées Ñ ce qui sous-entend qu'on peut vivre avec la radioactivité Ñ ou doit-on les évacuer ? Pour le réseau Sortir du nucléaire, qui déplore les méthodes employées par les anars, la réponse est claire : «On doit reloger les populations dans des zones propres. Il est inacceptable de dire aux gens de manger un produit contaminé. C'est dangereux et meurtrier.» Aujourd'hui encore, les problèmes de santé imputables à l'accident sont niés par les partisans du nucléaire qui invoquent le stress pour expliquer les multiples malformations congénitales, les insuffisances cardio-vasculaires ou les cataractes constatées par les médecins chez les enfants biélorusses. A ce jour, les études sur l'effet des faibles doses ne sont pas prises en compte par la communauté scientifique internationale.

«Comment reloger les gens quand il n'y a pas d'argent ?» interroge Vassili Nesterenko, directeur de l'Institut Belrad, un organisme indépendant basé à Minsk (Biélorussie) qui aide les villageois à réaliser leurs propres mesures radiologiques. La majorité des 2 millions de personnes qu'il faudrait évacuer vit à la campagne et s'appuie sur une agriculture de subsistance. Nesterenko ne se pose plus la question du relogement : «Nous devons élaborer des schémas de protection simples pour que les gens, avec leurs moyens, puissent assurer une nourriture saine à leurs enfants.» C'est ce que défend Sage : l'appropriation, par les populations concernées, d'habitudes quotidiennes de protection radiologique. «En Biélorussie, la mise en place d'un réseau de mesures a modifié les comportements, entraînant directement une baisse de la contamination», explique Jean-Claude Autret, de l'Association pour le contrôle de la radioactivité dans l'Ouest. Dans le cadre des programmes de «réhabilitation des conditions de vie» démarrés en 1996, les Biélorusses ont appris à faire baisser les quantités de césium présentes dans leurs aliments. Par exemple, en amenant leurs bêtes paître sur une parcelle moins touchée, en retournant les sols pour enfouir les particules radioactives déposées en surface, en plantant des légumes radiophobes, ou en distinguant les champignons les plus radiophiles... Des actions que les antinucléaires dénoncent comme «un guide de conduite pour apprendre à crever en comptant des becquerels».

Intransigeant. «Nous devons utiliser la triste expérience de Tchernobyl pour que les autorités occidentales disposent de mesures à prendre en cas d'accident», soutient Nesterenko. Les antinucléaires, eux, reprochent à Sage de prétendre «qu'on peut vivre dans des territoires contaminés, que ce n'est pas si grave que ça...». Si Nesterenko participe au projet Sage pour préparer l'avenir, il reste intransigeant sur le présent : «On peut vivre dans les territoires contaminés, mais pas en bonne santé du tout.»

(1) Stratégies pour une culture de protection radiologique en Europe.

Laure NOUALHAT

 

Samizdat, mis en ligne le lundi 14 mars 2005, par aktivulo :

SAGE, le séminaire européen des nucléocrates interrompu par des activistes

"Retour d'expérience"

Aujourd'hui 14 mars, nous avons interrompu dès son ouverture le séminaire européen SAGE. Les nucléocrates ont été copieusement arrosés d'oeufs pourris, de purin et de peinture. Juste retour d'expérience, évidemment trop symbolique, pour répondre à leur travail de défense de l'industrie nucléaire.

Le tract ci-joint "Retour d'expérience" (PDF) , a été laissé sur place. Lonesome cobaye not so far away from Belarus.

 

« Retour d'expérience »

Aux experts nucléaristes européens et à leurs supplétifs réunis au CNAM pour finaliser le programme SAGE*

Parce qu'il est inconcevable pour tout pouvoir d'assurer l'évacuation des zones contaminées, la catastrophe de Tchernobyl a produit 8 millions de cobayes condamnés à survivre sur des territoires dévastés à jamais. Mais elle a aussi produit une nouvelle génération de nucléocrates, VOUS, tout entiers dédiés au contrôle social. Vous déclarez : « (...) vivre sous Tchernobyl, c'est réapprendre à vivre, à vivre autrement, intégrer au quotidien la présence de la radioactivité comme composante nouvelle de l'existence »... et vous organisez l'invisibilité du désastre. Avec les programmes ETHOS* et CORE*, conduits par l'industrie nucléaire, vous avez, en Biélorussie, « aidé » les populations à faire comme si elles pouvaient vivre normalement dans des conditions qui les tuent. Vous appelez cela « le développement durable sous contrainte radiologique ». Armés de compteurs Geiger et puant la bonne conscience, vous êtes allés jusqu'à expliquer aux femmes enceintes qu'elles devraient se « réapproprier leur environnement ». Riche de votre expérience, la Commission européenne a maintenant besoin de vous pour en appliquer les conclusions ici. Car les États européens se sont rendus à l'évidence : le développement actuel du nucléaire « impose d'envisager l'éventualité d'un tel accident ». Le projet SAGE que vous finalisez vise à anticiper une telle « surprise » en formant les habituels relais du pouvoir (professionnels de l'éducation et de la santé) à « une culture de protection radiologique », véritable guide de conduite pour apprendre à crever en comptant les becquerels.

Votre sale boulot prend tout son sens une fois mis en relation avec les dernières décisions de l'État : en effet, les illusoires mesures de seuils de radioactivité viennent d'être revues à la hausse, normalisant une alimentation et une agriculture irradiées. Vous n'êtes qu'un rouage de cette vaste entreprise de camouflage qui consiste à accoutumer les esprits au fait accompli. Et, dans cette scénographie, il ne manque pas d'écologistes collabos (ACRO...), de scientifiques marginalisés (Belrad), pour jouer les faire-valoir de ce projet négationniste. Toute cette affaire vise à organiser l'acceptation et la « confiance sociale » nécessaires à la relance actuelle des programmes nucléaires, civil et militaire (EPR, ITER, uranium appauvri, laser megajoule...). Pour être pleinement efficace, votre travail de dissimulation experte se double d'un spectacle télégénique où figurent girophares, blouses blanches et tenues NRBC, la simulation. Aujourd'hui, dans une station de RER, dans la cour d'un hôpital, sur une base militaire, dans le « périmètre » d'une centrale, dans les champs, les simulations sont partout. La mise en scène militaire de la défaillance et de sa résolution par des praticiens « efficaces » sont les deux faces d'un même projet de domination. Fardée d'images et bardée d'experts, la catastrophe peut alors s'effacer dans un quotidien ininterrompu « d'incidents significatifs », de « disparitions [de sources radioactives] dans le nucléaire de proximité », d'« actes de malveillance », de « retours d'expérience », d'« accidents domestiqués », de distribution de pastilles d'iode et d'« amélioration des méthodes d'interaction avec les populations ». Bien sûr, cette habituation à laquelle vous travaillez n'a pas pour finalité d'empêcher une catastrophe que l'armée est désormais officiellement la seule « habilitée » à gérer.

En réalité, elle est là pour ajuster les rapports sociaux au désastre existant et aux suites des catastrophes à venir. Comme le conseille l'illusionniste prestigieux Jacques Lochard, « nous devons occuper le terrain ». Nous avons tenu cette fois à suivre son conseil et à venir couronner, comme il se doit, votre travail de maquillage en faisant notre « retour d'expérience ».

Paris, les 14 et 15 mars 2005

Lonesome cobaye not so far away from Belarus
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* SAGE : « Stratégies pour une culture de protection radiologique pratique en Europe en cas de contamination radioactive suite à un accident nucléaire. » ETHOS (1996-2001) et CORE (lancé en 2002) sont des projets de réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés par l'accident de Tchernobyl. Tous ces projets sont coordonnés par le CEPN, émanation d'EDF, du CEA, de la COGÉMA, d'ARÉVA et de l'IRSN.