Un livre à lire absolument... il donne la parole à six personnes pami les survivants, qui se demandent non sans stupeur, pourquoi elles furent épargnés quand tant d'autres périrent.


Hiroshima

John Hersey,
Robert Laffont, 1946.




Extrait:
[Les photos, à part celles du Révérend Tanimoto et du Père Kleinsorge ont été rajoutées par Infonucléaire]


Le Révérend Kiyoshi Tanimoto

Le Révérend Tanimoto s'était levé, ce matin-là, à cinq heures. Il était seul dans le presbytère; depuis quelque temps, sa femme, avec leur bébé d'un an, s'en allait tous les soirs passer la nuit chez une amie, à Ushida, faubourg Nord. De toutes les grandes villes japonaises, deux seulement, Kyoto et Hiroshima, n'avaient pas reçu la visite en force de B-san (ou de « Monsieur B ») comme les Japonais, dans un mélange de respect et de familiarité dans le malheur, appelaient les B-29 et M. Tanimoto, comme tous ses voisins et amis, était presque malade d'angoisse. Il avait entendu, non sans malaise, raconter en détail les raids massifs sur Kuré, Iwanuki, Tokuyama, et autres cités proches ; il était sûr que le tour de Hiroshima ne saurait tarder. Il avait passé une mauvaise nuit, la veille : il y avait eu plusieurs alertes. Depuis des semaines, il ne se passait guère de nuit sans que les sirènes retentissent sur Hiroshima ; car, à l'époque, les B-29 se servaient du lac Biwa, au Nord-Est de la ville, comme de lieu de rendez-vous aérien, et quelle que fût la cité que les Américains projetassent de frapper, les vagues de superforteresses déferlaient et franchissaient la côte non loin de Hiroshima. La fréquence des alertes et l'obstination que mettait « M. B... » à ne pas toucher à Hiroshima, avaient porté à son comble la nervosité des habitants ; le bruit courait que les Américains réservaient à la ville une attention particulière. M. Tanimoto est un, homme de petite taille, également prompt à discourir, à rire et à pleurer. Une raie partage par le milieu ses cheveux noirs et plutôt longs ; la saillie de l'os frontal, immédiatement au-dessus des sourcils, la brièveté de la moustache, la petitesse de la bouche et du menton lui donnent un air vieux-jeune, un air d'adolescent plein de sagesse, et d'ardente faiblesse. Ses mouvements sont nerveux et vifs, mais empreints d'une réserve qui suggère la prudence avisée. Et c'est un fait qu'il témoigna précisément de ces qualités au cours des inquiètes journées qui précédèrent l'explosion de la bombe. Non seulement M. Tanimoto envoyait sa femme passer les nuits à Ushida, mais il avait transporté tout ce qu'il avait pu, de sa chapelle, sise dans le quartier surpeuplé de Nagaragawa, dans la demeure d'un fabricant de rayonne de Koï, à quelque trois kilomètres et demi du centre. Ce fabricant de rayonne, un M. Matsui, avait ouvert cette propriété, vaste et jusqu'alors inoccupée, à un grand nombre de ses amis et connaissances, pour leur permettre d'évacuer, à distance convenable de l'aire probable des bombardements, les choses qu'ils désiraient mettre à l'abri. M. Tanimoto n'avait eu aucun mal à déménager chaises, hymnaires, Bibles, ornements sacrés et registres de paroisse, en s'attelant lui-même à la charrette à bras ; mais le buffet d'orgue et le piano droit requéraient une aide. Un de ses amis, du nom de Matsuo, lui avait prêté la main, la veille, pour charrier le piano jusqu'à Koï ; en échange, il avait promis d'aider ce jour-là M. Matsuo à trimbaler le mobilier d'une de ses filles. Voilà pourquoi il s'était levé de si bonne heure.

M. Tanimoto prépara lui-même son petit déjeuner. Il se sentait affreusement fatigué. La dépense de force que lui avait coûtée, la veille, le déménagement du piano, l'insomnie de la nuit, des semaines de tracas et d'alimentation déréglée, les soucis de sa paroisse, tout concourait à lui donner l'impression de n'être guère à la hauteur des tâches de la journée. A cela s'ajoutait encore que M. Tanimoto avait fait ses études en théologie à Emory College, Atlanta, Etat de Géorgie ; que ses diplômes dataient de 1940 ; qu'il parlait un excellent anglais, s'habillait à l'américaine, était resté en correspondance avec de nombreux amis américains jusqu'aux derniers jours de la paix ; et que, au milieu d'un peuple en proie à la peur obsédante de la police - hantise qu'il n'était peut-être pas sans éprouver lui-même - il sentait croître en lui un malaise incessant. De fait, la police l'avait interrogé plusieurs fois, et il y avait à peine quelques jours, il avait entendu dire qu'un certain M. Tanaka, homme de sa connaissance, très influent, directeur à la retraite de la compagnie de navigation Toyo Kisen Kaisha, antichrétien notoire, célèbre à Hiroshima pour sa philanthropie tapageuse et non moins fameux pour sa réputation de tyrannie, avait raconté à des gens qu'il fallait se méfier de Tanimoto. En compensation de quoi, et pour témoigner publiquement de son patriotisme, M. Tanimoto avait assumé la présidence du tonarigumi (ou Association de Quartier), et à ses autres devoirs et soucis cette position avait ajouté le soin d'organiser la défense passive pour une vingtaine de familles.

Six heures du matin n'étaient pas sonnées que M. Tanimoto se mettait en chemin pour la maison de M. Matsuo. Il arriva chez ce dernier pour trouver que c'était un tansu, lourde commode japonaise, pleine de vêtements et d'objets de ménage, qu'il leur faudrait déménager. Les deux hommes s'attelèrent à la charrette et partirent. La matinée était parfaitement claire et si chaude qu'elle promettait une journée pénible. Ils cheminaient depuis quelques minutes, lorsque la sirène retentit, signal continu, d'une minute, avertissant la population que des avions approchaient mais n'indiquant aucun danger sérieux, et précis pour elle, puisqu'il n'était pas de matin qu'on ne l'entendît : vers cette heure-là, régulièrement, un appareil de reconnaissance météorologique américain venait survoler la côte. Les deux hommes tiraient et poussaient la charrette à travers les rues de la ville. Hiroshima était bâtie en éventail, en majeure partie sur la demi-douzaine d'îles que forment les sept branches de l'estuaire en delta de la rivière Ota ; les principaux quartiers d'affaires et de résidence s'étendant sur un peu plus de dix kilomètres carrés au centre de la cité, renfermaient les trois quarts de la population, que l'exécution de plusieurs plans d'évacuation avait réduite, de son chiffre maximum de temps de guerre - 380 000 - à quelque 245 000. Usines, autres quartiers résidentiels ou faubourgs traçaient une frange compacte autour de la ville. Au Sud, couraient les docks, un aérodrome et la mer Intérieure, comme cloutée d'îles. Une crête de montagnes cerne les trois autres côtés du delta. M. Tanimoto et M. Matsuo, ayant traversé successivement le centre et ses rues commerçantes, déjà plein de monde, puis deux bras du delta, gravissaient maintenant les rues en pente de Koï, en direction des quartiers extérieurs et des collines naissantes. Au moment où ils attaquaient une côte, dans une vallée à l'écart de la zone de fort peuplement, la fin d'alerte sonna. (Les opérateurs japonais de radar, ne détectant que trois avions, supposèrent qu'il s'agissait d'une reconnaissance.) Pousser la charrette dans la côte, pour arriver à la maison du fabricant de rayonne, était chose fatigante, et les deux hommes, après s'être engagés avec leur chargement dans l'allée principale et avoir atteint le perron firent halte pour souffler un peu. Entre la ville et eux, se dressait une aile de la maison. Comme la plupart des demeures, dans cette région du Japon, la maison consistait en une charpente en bois et en murs de bois aussi, soutenant un lourd toit de tuiles. Le vestibule d'entrée, bourré de ballots de literie et de vêtements, avait l'air d'une grotte fraîche comblée de coussins. En face de la maison, à droite de la porte d'entrée, il y avait un grand jardin en rocaille, fort prétentieux. Pas le moindre bruit d'avion. La matinée était paisible et tranquille ; le lieu, plein d'agréable fraîcheur.

Puis une formidable et fulgurante lueur déchira le ciel. M. Tanimoto se souvient distinctement qu'elle se traça d'Est en Ouest, de la ville vers les collines. On eût dit une nappe de soleil. M. Matsuo et lui eurent une réaction de terreur, et le temps de réagir (car ils se trouvaient à 3.300 mètres environ du centre de l'explosion). M. Matsuo franchit d'un bond le perron et le seuil de la maison, pour plonger parmi l'amas de literie et s'y ensevelir littéralement. M. Tanimoto fit quatre ou cinq pas et se jeta entre deux gros rocs du jardin. Il s'aplatit de toutes ses forces sur le ventre, contre l'un d'eux. Face à la pierre, il ne vit rien de ce qui arriva. Il sentit une soudaine pression, puis une pluie de menus éclats, de morceaux de bois et de fragments de tuiles. Il n'entendit nul fracas. (Presque personne, à Hiroshima, ne se souvient d'avoir entendu un bruit de bombe. Seul, un pêcheur à bord de son sampan, sur la mer intérieure à proximité de Tsuzu, et chez qui vivaient la belle-mère et la belle-soeur de M. Tanimoto, vit la lueur et entendit une formidable explosion ; il était à près de trente-trois kilomètres de Hiroshima, mais le tonnerre fut plus fort que lors du bombardement d'Iwakuni par les B-29, et Iwakuni n'était qu'à cinq kilomètres de là.)

Quand il osa lever la tête, M. Tanimoto vit que la maison du fabricant de rayonne s'était effondrée. Il crut qu'une bombe était tombée droit dessus. De tels nuages de poussière flottaient dans l'air qu'un crépuscule semblait être descendu sur le quartier. Cédant à la panique, et oubliant sur le moment M. Matsuo enseveli sous les ruines, M. Tanimoto se précipita dans la rue. Il remarqua, tout en courant, que le mur en béton de la propriété s'était écroulé vers la maison plutôt que vers le dehors. Dans la rue, la première chose qui le frappa, ce fut une escouade de soldats employés à creuser une galerie à flanc de colline, en face (un de ces milliers d'abris secrets où les Japonais, apparemment, avaient l'intention de se retrancher pour résister à l'invasion, colline par colline, vie pour vie) de ce terrier, où ils auraient dû être en sécurité, les soldats sortaient, tête, poitrine, dos en sang ; muets, abrutis et titubants.
Sous l'effet de ce que l'on eût dit être un phénomène local - un nuage de poussière en suspens - le jour s'assombrit de plus en plus. [...]


II L'incendie


Aussitot après l'explosion, le Révérend Kiyoshi Tanimoto, que nous avons laissé se précipitant comme un fou hors de la propriété de M. Matsui et regardant avec stupeur des soldats couverts de sang déboucher de la galerie souterraine qu'ils étaient occupés à creuser, donna tous ses soins apitoyés à une vieille dame qui marchait droit devant elle, hébétée, se tenant la tête de la main gauche et, de la droite, soutenant un petit garçon de trois ou quatre ans qu'elle portait sur son dos, tout en criant : « Je suis blessée ! Je suis blessée ! Je suis blessée ! » M. Tanimoto transféra l'enfant du dos de la femme sur le sien, puis, la prenant par la main, la conduisit jusqu'au bas de la rue qu'obscurcissait ce que l'on eût dit être une colonne de poussière bien localisée. Ils arrivèrent à une école primaire, non loin de là, désignée auparavant pour servir d'hôpital temporaire en cas de nécessité. L'attention pleine de sollicitude qu'il avait portée à la vieille femme aida M. Tanimoto à se débarrasser sur-le-champ de sa terreur. Parvenu à l'école, il fut grandement surpris de s'apercevoir que le sol était couvert de débris de verre et que cinquante à soixante blessés attendaient déjà d'être pansés. Il se dit que, bien que la fin d'alerte eût sonné et qu'il n'eût pas entendu d'avions, plusieurs bombes avaient dû tomber. Il se souvint d'un monticule, dans le jardin du fabricant de rayonne, d'où l'on avait vue sur l'ensemble de Koï - et de Hiroshima, pour autant - et il revint en courant à la propriété.

De ce monticule, M. Tanimoto découvrit un panorama stupéfiant. Ce n'était pas seulement d'un petit coin de Koï, comme il s'y était attendu - c'était de tout ce qu'il apercevait de Hiroshima, à travers le nuage dont l'air était obscurci, que montait une épaisse et, épouvantable colonne d'atmosphère empoisonnée. De massives gerbes de fumée, proches ou lointaines, s'élevaient déjà, trouant la nappe immense de poussière. Il se demanda comment tant de dégâts, sur une telle surface, avaient pu naître d'un ciel silencieux ; ne se fût-il agi que de quelques avions, volant à haute altitude, on n'eût pas manqué de les entendre. Non loin, des maisons brûlaient et lorsque d'énormes gouttes d'eau, grosses comme des billes, se mirent à tomber, il eut comme une idée qu'elles devaient provenir des lances des pompiers luttant contre le feu. (En fait, c'étaient des gouttes résultant de la condensation de l'atmosphère, tombant de la tumultueuse colonne de fumée, d'air chaud et de matière désintégrée, qui montait déjà à des kilomètres dans le ciel au-dessus de Hiroshima.)

M. Tanimoto se détourna de ce spectacle en entendant M. Matsuo l'appeler et lui demander s'il était indemne. M. Matsuo, à l'intérieur de la maison effondrée, avait bénéficié de la moelleuse protection de la literie accumulée dans le hall d'entrée, d'où il avait réussi ensuite à se dépêtrer. M. Tanimoto répondit à peine à ces appels. Pensant à sa femme, à son bébé, à sa chapelle, à son foyer, à ses paroissiens - là-bas, tous noyés dans ces affreuses ténèbres - une fois de plus, il s'était remis à courir, en proie à la panique, vers la ville. [...]

M. Tanimoto, terrifié à la pensée de sa famille et de sa chapelle, s'était d'abord élancé, dans l'idée de les rejoindre en prenant au plus court, par la grand'route de Koï.

Vers le 12 août. Photo: KAWAHARA Yotsugi.
Une vue des environs de Kami-Nobori-cho. Le bâtiment au centre est l'église Nagarekawa de Hiroshima, du Conseil national des Eglises du Japon, à 900 mètres est-nord-est de l'hypocentre. Le bâtiment qui se trouve derrière est ce qui reste de l'Office de la radiodiffusion de Hiroshima.

Il était le seul à s'enfoncer dans la ville ; les centaines et les centaines de gens qu'il croisait, fuyaient et il n'était pas un des fugitifs qui ne semblât avoir été atteint de quelque manière. Certains avaient les sourcils littéralement calcinés et la peau pendait de leur visage et de leurs mains. D'autres, sous l'effet de la souffrance, avançaient les bras levés, comme portant quelque chose à deux mains. Il en était qui vomissaient en marchant. Beaucoup étaient nus ou n'étaient plus vêtus que de lambeaux de vêtements. Sur certains corps ainsi dénudés, les brûlures s'étaient inscrites en motifs dessinant les épaulettes d'un gilet de dessous, ou des bretelles ; et sur la peau de certaines femmes (étant donné que le blanc repoussait la chaleur dégagée par la bombe, tandis que le noir l'absorbait et servait de conducteur), les fleurs imprimées sur les kimonos. Beaucoup aussi, blessés eux-mêmes, soutenaient des parents plus grièvement atteints. Presque tous avançaient la tête basse, regardant droit devant eux, se taisant et montrant des visages dénués d'expression.

Après avoir traversé le pont de Koï et le pont de Kannon, sans cesser un instant de courir, M. Tanimoto s'aperçut, à mesure qu'il s'approchait du centre, que toutes les maisons étaient comme écrasées et que beaucoup d'entre elles brûlaient. Les arbres étaient à nu, les troncs carbonisés. Il tenta en plusieurs points de pénétrer parmi les ruines, mais chaque fois fut arrêté par les flammes. Sous les restes de quantité de maisons, les gens appelaient au secours, mais personne ne s'occupait, d'eux ; en règle générale, ce jour-là, les survivants ne se portèrent à l'aide que de parents ou de voisins immédiats, car il leur était impossible d'embrasser par l'esprit, voire même simplement de tolérer, l'idée d'un cercle de souffrances plus étendu. Les blessés passaient en boitant devant ces cris ; et M. Tanimoto, lui, passait en courant. En tant que chrétien, il se sentait rempli de compassion pour les malheureux pris au piège ; en tant que Japonais, il succombait sous la honte d'être intact dans son corps et il priait tout en courant : « Dieu vienne en aide aux malheureux et les arrache à ces flammes ! »

Il s'était dit qu'en prenant sur la gauche, il contournerait l'incendie. Il revint, toujours courant, au pont de Kannon et suivit sur une certaine distance le bord de la rivière. Il tenta de s'enfoncer dans plusieurs rues transversales, mais les trouva toutes bloquées ; il finit donc par tourner loin sur sa gauche et courut jusqu'à Yokogawa, gare sur une ligne de chemin de fer qui faisait le tour de la ville en un large demi-cercle et il suivit la voie ferrée jusqu'à ce qu'il tombât sur un train en flammes. L'étendue du désastre l'avait, à ce point de sa course, si impressionné, qu'il remonta en courant vers le nord, jusqu'à Gion, à plus de trois kilomètres de là (Gion étant un faubourg situé au pied des collines). Tout le long du chemin, il dépassa des gens affreusement brûlés et déchirés et, tourmenté par son remords patriotique, il se tournait à droite et à gauche, sans s'arrêter, disant à tel ou tel d'entre eux : « Pardonnez-moi de ne pas porter ma part de votre fardeau ». Près de Gion, il commença à rencontrer des gens de la campagne qui faisaient route vers la ville pour porter secours. L'apercevant, ils s'écrièrent . « Regardez ! En voici un qui n'est pas blessé ! » A Gion, il prit en direction de la rive droite de la rivière principale, l'Ota, et courut jusqu'au bord de l'eau, où il retrouva l'incendie. Il n'y avait pas de flammes sur l'autre rive, ce qui fit que, dépouillant sa chemise et ses chaussures, il plongea dans l'eau. Parvenu au milieu de la rivière, où le courant était assez fort, l'épuisement et la peur finirent par avoir le dessus - il avait fait en courant une douzaine de kilomètres - et perdant tout ressort, il sentit que les eaux l'entraînaient. Il pria : « Je vous supplie, mon Dieu, aidez-moi à toucher l'autre bord. Ce serait trop bête de périr noyé quand je suis le seul à ne pas être blessé. » Il réussit à faire encore quelques brasses et prit pied sur une langue de sable, en aval.

Il escalada la berge et la longea en courant jusqu'au moment où, près d'un temple shintoïste, il se heurta encore à l'incendie. Comme il tournait sur la gauche, dans l'espoir de trouver une issue, il rencontra, par une chance incroyable, sa femme. Elle portait dans ses bras leur bébé. M. Tanimoto était parvenu à un tel degré d'épuisement émotif, que plus rien ne pouvait le surprendre. Il n'embrassa pas sa femme ; il se borna à dire : « Oh ! vous êtes sauve ! » Elle lui raconta qu'elle était arrivée chez eux, après avoir passé la nuit à Ushida, juste à temps pour l'explosion, et qu'elle avait été ensevelie sous le presbytère avec l'enfant dans ses bras. Elle lui dit comment les décombres avaient pesé sur elle, comment le bébé avait crié. Elle avait vu une faible crevasse de lumière et, en tendant la main, elle avait réussi à agrandir le trou, petit à petit. Au bout d'une demi-heure, environ, elle avait entendu et reconnu le crépitement du bois qui brûlait. Enfin, l'ouverture avait été assez grande pour qu'elle parvînt à y faire passer l'enfant, en le poussant, puis à se hisser en rampant à son tour. Elle ajouta qu'elle retournait maintenant à Ushida. M. Tanimoto lui répondit qu'il voulait voir où en était sa chapelle et s'occuper des gens de son Association de Quartier. Ils se séparèrent aussi fortuitement, aussi hébétés, qu'ils s'étaient retrouvés.

Le chemin qu'avait pris M. Tanimoto pour contourner l'incendie le fit traverser le Champ de Manoeuvre de l'Est qui, zone d'évacuation, était à présent le théâtre d'une horrible parade : blessés ensanglantés et brûlés par files entières. Les brûlés gémissaient : « Mizu, mizu ! A boire, à boire ! » M. Tanimoto, ayant trouvé un baquet dans une rue proche et repéré un robinet qui fonctionnait encore dans la carcasse écrabouillée d'une maison, entreprit d'apporter de l'eau à ces inconnus qui souffraient. Lorsqu'il eut donné à boire à une trentaine d'entre eux, il se rendit compte - qu'il perdait trop de temps. « Excusez-moi, dit-il d'une voix forte à ceux qui, tout près, tendaient les mains vers lui et criaient leur soif, nombreux sont ceux qui attendent mes soins. » Puis il s'en fut en courant. Il retourna au bord de la rivière, son baquet à la main et sauta sur un banc de sable. Là, il vit des centaines de gens si mal en point, qu'il leur était impossible de fuir plus loin la cité en flammes. Quand ces gens aperçurent un homme valide et indemne, la même plainte recommença: « Mizu, mizu, mizu ».

M. Tanimoto n'y put résister ; il alla chercher de l'eau à la rivière, qu'il leur distribua - erreur de sa part, l'eau étant saumâtre, du fait de la marée. Deux ou trois petits bateaux traversaient la rivière, transportant les blessés du parc Asano. Quand l'un d'eux accosta au banc de sable, M. Tanimoto réitéra de la même voix forte son petit discours d'excuses et sauta à bord. Il se trouva ainsi atteindre le parc. Là, parmi les broussailles, il retrouva certains des gens de son Association de Quartier, dont il avait la responsabilité et qui s'étaient rendus en cet endroit conformément à ses instructions précédentes ; il retrouva aussi de nombreuses connaissances, entre autres le Père Kleinsorge et les autres membres de la communauté catholique. Mais Fukai, qui était un de ses amis intimes, manquait. « Où est Fukai ? » demanda-t-il. « Il n'a pas voulu venir avec nous, répondit le Père Kleinsorge. Il s'est sauvé et il est retourné là-bas. » [...]

Quand M. Tanimoto, son baquet toujours à la main, arriva au parc, celui-ci était encombré d'une grande foule, et il était bien difficile de distinguer les morts des vivants, car la plupart des gens, couchés, ne bougeaient pas, les yeux grands ouverts. Pour le Père Kleinsorge, homme d'Occident, le silence dans ces bosquets au bord de la rivière, où des centaines d'êtres atrocement blessés confondaient leurs souffrances, fut l'un des traits les plus effroyables, les plus épouvantables de son expérience. Ceux qui avaient mal, se taisaient ; personne ne pleurait, ou ne criait de douleur encore moins ; pas une plainte ; de tous ceux qui succombèrent, pas un seul ne mourut bruyamment ; les enfants mêmes étaient muets ; très peu de gens parlaient, simplement. Et quand le Père Kleinsorge donna à boire à certains blessés dont le visage disparaissait presque sous les brûlures, ils burent chacun à leur tour, puis se soulevant légèrement, lui firent une petite révérence pour le remercier.

M. Tanimoto salua les prêtres, puis regarda autour de lui, en quête de visages amis. Il reconnut Mme Matsumoto, la femme du directeur de l'école méthodiste, et lui demanda si elle avait soif. Elle lui dit que oui ; il alla donc lui chercher de l'eau dans son baquet à l'un des petits lacs de la rocaille du parc. Puis il décida d'essayer de pousser jusqu'à sa chapelle. Suivant le chemin que les prêtres avaient parcouru dans leur fuite devant l'incendie, il s'engagea dans Nobori-cho ; il n'alla pas loin : l'incendie faisait tellement rage dans les rues, qu'il lui fallut rebrousser chemin. Il descendit jusqu'à la berge et se mit en quête d'une embarcation qui lui permit de transporter de l'autre côté de la rivière certains des blessés les plus graves, de façon à les éloigner du parc Asano et du feu qui gagnait. Il tomba bientôt sur un bateau de plaisance, à fond plat et de bonne taille, échoué sur la rive ; mais à l'intérieur et autour de la barque, un spectacle horrible s'offrit à ses yeux : cinq cadavres d'hommes, presque nus, terriblement brûlés et qui avaient dû expirer là, plus ou moins du même coup, car leurs attitudes suggéraient qu'ils s'étaient employés ensemble à tenter de mettre le bateau à flots. M. Tanimoto enleva les cadavres de la barque, et ce, faisant, il éprouva tant d'horreur à déranger ces morts - à les empêcher, se dit-il, sur le moment, de s'élancer avec leur embarcation pour leur dernier voyage - qu'il dit à voix haute : « Pardonnez-moi de prendre ce bateau. J'en ai absolument besoin pour d'autres, qui sont en, vie. » La barque était pesante, mais il parvint tout de même à la pousser dans l'eau. Les rames manquaient ; tout ce qu'il put trouver pour en tenir lieu, ce fut une grosse perche de bambou. Il remonta péniblement le courant jusqu'à la partie la plus encombrée du parc et entreprit de passer les blessés. Il arrivait à les entasser par dix ou douze à chaque passage ; mais la rivière étant trop profonde en son milieu pour qu'il pût naviguer à la perche, il lui fallait pagayer avec son bambou ; ce qui faisait que chaque voyage lui prenait beaucoup de temps. Il peina plusieurs heures de la sorte.

Au début de l'après-midi, le feu gagna les bosquets du parc Asana. Le premier indice qu'en eut M. Tanimoto, ce fut quand, au retour d'un de ses voyages de passeur, il vit qu'un grand nombre de gens s'étaient rapprochés de la rivière. En accostant, il alla se rendre compte sur place, et quand il vit les flammes, il cria : « Que tous les hommes jeunes et valides me suivent ! » Le Père Kleinsorge transporta le Père Schiffer et le Père La Salle tout au bord de l'eau, et, après avoir demandé aux gens qui se trouvaient là de les transférer sur l'autre rive si l'incendie venait trop près, se joignit aux volontaires de M. Tanimoto. Ce dernier dépêcha certains de ses hommes à la recherche de seaux et de baquets, et dit aux autres de battre les fourrés qui brûlaient, de leurs vêtements. Quand seaux et baquets furent là, il organisa la chaîne, à partir de l'un des lacs de la rocaille. Ses gens luttèrent contre le feu durant plus de deux heures, et petit à petit eurent le dessus. Pendant que les hommes de M. Tanimoto s'employaient de la sorte, la foule effrayée se pressait de plus en plus vers la rivière ; finalement, la masse en panique refoula certains des malheureux qui se trouvaient sur le bord jusque dans l'eau. Parmi ceux qui furent ainsi contraints d'entrer dans la rivière et s'y noyèrent, se trouvèrent Mm Matsumoto, de l'école méthodiste, et sa fille.

Quand le Père Kleinsorge revint, après avoir combattu le feu, il trouva que le Père Schiffer perdait toujours du sang et était affreusement pâle. Des Japonais debout autour de lui le regardaient sans mot dire. Le Père Schiffer murmura à son collègue dans un souffle : « Je ne vaux pas mieux que si j'étais mort. - Pas encore, » dit le Père Kleinsorge. Il avait pris avec lui la musette de pansements du docteur Fujii, et il avait remarqué, dans la foule, le docteur Kanda ; il alla trouver ce dernier et lui demanda de bien vouloir soigner les coupures du Père Schiffer. Le docteur Kanda avait vu, parmi les décombres de sa clinique, sa femme et sa fille, mortes ; il était assis la tête entre les mains. « Je ne suis bon à rien, » dit-il. Le Père Kleinsorge renforça le pansement autour de la tête du Père Schiffer, l'aida à gagner un endroit plus élevé et l'installa de façon qu'il eût la tête haute ; bientôt l'hémorragie diminua.

Ce fut environ à ce moment-là, qu'on entendit le bruit de moteur d'avions qui approchaient. Quelqu'un dans la foule, non loin de la famille Nakamura, cria « Les voilà qui reviennent nous punir encore ! » Un boulanger, du nom de Nakashima, se dressa et commanda : « Tous ceux qui portent du blanc, ôtez-le ! » Mme Nakamura ôta les blouses de ses enfants, ouvrit son parapluie et fit se rassembler sa petite famille sous lui. Un grand nombre de gens, y compris des brûlés graves, se traînèrent en rampant parmi les buissons où ils restèrent jusqu'à ce que le ronronnement - il s'agissait évidemment d'une reconnaissance, météorologique ou autre - se fût éteint.

La pluie commença à tomber. Mme Nakamura garda ses enfants à l'abri du parapluie. Les gouttes devinrent d'une grosseur anormale et quelqu'un cria : « Les Américains nous aspergent de pétrole. Ils vont nous mettre le feu ! » (Ce cri de terreur s'inspirait d'une des théories que l'on se chuchotait de groupe en groupe dans le parc, sur l'étendue du sinistre, savoir : qu'un seul avion, survolant la ville, avait pulvérisé de l'essence et, de façon ou d'autre, y avait mis le feu d'un seul coup, en une seconde.) Mais les gouttes étaient évidemment de l'eau, et au fur et à mesure qu'elles tombaient, le vent se fit de plus en plus violent ; puis soudain - probablement par suite de la prodigieuse convection provoquée par la ville en flammes - un cyclone s'abattit sur le parc. D'énormes arbres s'écrasèrent ; les plus petits étaient déracinés et volaient dans les airs. Plus haut dans le ciel, un invraisemblable cortège d'objets plats tournoyait dans la trompe du cyclone : ferrailles, débris de tôle, papiers, portes, morceaux de nattes. Le Père Kleinsorge couvrit d'un lambeau d'étoffe les yeux du Père Schiffer, de peur que le blessé, affaibli, n'allât s'imaginer qu'il devenait fou. La tempête balaya Mme Murata, la femme de charge de la mission, qui était assise tout près de la rivière, et la fit rouler en bas de la berge, la précipitant sur un endroit rocheux où l'eau était peu profonde et d'où elle sortit, les pieds nus en sang. Le tourbillon se déplaça ensuite vers le milieu de la rivière, où il pompa une colonne d'eau et finit par s'épuiser.

Après le cyclone, M. Tanimoto recommença à panser des blessés et le Père Kleinsorge demanda à l'étudiant en théologie de traverser la rivière et d'aller jusqu'au noviciat des jésuites, à Nagatsuka, soit environ cinq kilomètres du centre de la ville, afin. que les prêtres qui étaient là vinssent avec du secours chercher les Pères Schiffer et La Salle. L'étudiant prit place sur la barque de M. Tanimoto et s'éloigna en même temps que ce dernier. Le Père Kleinsorge demanda à Mme Nakamura si elle n'aimerait pas partir pour Nagatsuka avec les prêtres, quand ils arriveraient. Elle lui dit qu'elle avait avec elle des bagages, que ses enfants étaient malades - ils vomissaient encore de temps à autre, de même qu'elle, aussi bien - et qu'elle avait peur, en conséquence, de se mettre en chemin. Le religieux lui dit qu'il pensait que les prêtres du noviciat pourraient revenir la chercher le lendemain, avec une charrette à bras.

Tard dans l'après-midi, alors qu'il prenait pied sur la berge pour s'arrêter quelque temps, M. Tanimoto, à l'énergie et à l'esprit d'initiative duquel nombre de gens avaient fini par s'en remettre, entendit réclamer à manger. Il consulta le Père Kleinsorge, et tous deux décidèrent de retourner en ville, pour aller chercher du riz stocké dans l'abri de l'Association de Quartier de M. Tanimoto et dans celui de la mission. Le Père Cieslik et deux ou trois autres personnes les accompagnèrent. Tout d'abord, lorsqu'ils se retrouvèrent parmi les rangées de maisons fauchées, ils ne surent plus où ils étaient ; le changement était trop brutal, d'une ville qui, le matin même, bourdonnait de ses deux cent quarante-cinq mille vies humaines, en un simple tracé de ruines, dans l'après-midi. L'asphalte des chaussées était encore mou et brûlant, du fait de l'incendie et le fouler n'était guère agréable. Ils ne rencontrèrent qu'une seule personne, une femme, qui leur dit, alors qu'ils passaient : « Mon mari est sous ce tas de cendres. » A la mission, où M. Tanimoto se sépara du groupe, le Père Kleinsorge fut consterné à la vue du bâtiment, complètement rasé. Dans le jardin, en se dirigeant vers l'abri, il remarqua une citrouille, qui avait rôti sur des sarments de vigne.

Le Père Cieslik et lui y goûtèrent et trouvèrent le mets délicieux. Ils s'aperçurent avec surprise qu'ils avaient faim, et mangèrent un bon morceau de la citrouille. Ils tirèrent de l'abri plusieurs sacs de riz, cueillirent plusieurs citrouilles, également cuites, et retournant le sol, ramassèrent des pommes de terre en robe des champs, d'allure fort appétissante ; puis ils se remirent en route. M. Tanimoto les rejoignit peu après. L'un de ceux qui l'accompagnaient portait quelques ustensiles de cuisson.

Dans le parc, M. Tanimoto organisa la cuisine en faisant appel aux jeunes femmes légèrement blessées de son quartier. Le Père Kleinsorge offrit à la famille Nakamura un peu de citrouille ; Mme Nakamura et ses enfants y goûtèrent, mais ne purent garder ce qu'ils avaient avalé. En tout, il y eut assez de riz pour nourrir une centaine de personnes environ.

Peu avant la nuit, M. Tanimoto fit la rencontre d'une jeune femme de vingt ans, Mme Kamai, sa plus proche voisine. Elle était accroupie sur le sol et tenait dans ses bras le cadavre de sa fillette, un bébé, morte, de toute évidence, depuis le début du jour. Mme Kamai se mit debout d'un bond à la vue de M. Tanimoto et lui dit « Voudriez-vous, je vous prie, essayer de retrouver mon mari ? »

M. Tanimoto savait que son mari avait été mobilisé la veille même dans l'armée ; lui-même et Mme Tanimoto avaient invité chez eux Mme Kamai, l'après-midi de son départ, pour la distraire. Kamai devait répondre à l'appel au quartier général régional de Chugoku - près de l'ancien château, au centre de la ville - où quelque quatre mille hommes étaient encasernés. A en juger au nombre considérable de soldats mutilés qu'il avait vus durant la journée, M. Tanimoto supposait que les casernes avaient subi de graves dégâts, du fait de « la chose », quelle qu'elle fût, qui avait atteint Hiroshima. Il savait qu'il aurait beau se donner tout le mal du monde, il n'avait pas la moindre chance de retrouver le mari de Mme Kamai ; mais il ne voulut pas la contrarier. « J'essaierai », dit-il.

« Il faut que vous le retrouviez, dit-elle ; il adorait trop notre enfant. Je voudrais qu'il puisse la revoir encore une fois. »

Novembre 1945 Photo: Documents restitués par l'armee américaine.
Le ruines du Premier hôpital militaire de Hiroshima s'étendent de l'autre côté de route. Au centre se trouvent les ruines du château de Hiroshima qui abritait le QG impérial de la Région militaire Chugoku et d'autres installations militaires.

[...] M. Tanimoto recommença à pousser sa barque. Celle-ci, avec les prêtres, avançait lentement, remontant le courant, lorsque les passagers entendirent de faibles appels au secours. Une voix de femme, notamment : « Il y a ici des gens qui vont se noyer ! Au secours ! L'eau monte ! » Les cris venaient d'une lagune et les prêtres de la barque purent voir, à la lueur se reflétant dans l'eau, des maisons qui brûlaient encore, un certain nombre de blessés gisant au bord de la rivière et que recouvrait déjà en partie la marée montante. M. Tanimoto voulait aller à leur aide, mais les prêtres craignirent que le Père Schiffer ne succombât si l'on ne se pressait et ils insistèrent pour que leur passeur continuât. M. Tanimoto les débarqua au même endroit où il avait laissé le Père Schiffer et repartit seul en direction de la lagune.

La nuit était très chaude, paraissait même plus chaude du fait des lueurs d'incendie qui rougeoyaient dans le ciel ; mais la plus jeune des deux fillettes que M. Tanimoto et les prêtres avaient sauvées, se plaignit au Père Kleinsorge d'avoir froid. Il ôta sa tunique et l'en couvrit. L'enfant et sa soeur aînée étaient restées deux heures dans l'eau salée avant qu'on vînt les en tirer. Le corps de la cadette portait d'énorme brûlures à vif ; l'eau salée de la rivière avait dû être un terrible supplice pour elle. Elle se prit à trembler de tous ses membres et répéta qu'elle avait froid. Le Père Kleinsorge emprunta une couverture à un voisin et l'en enveloppa ; mais elle frissonnait et tremblait de plus en plus, répétant : « J'ai tellement froid », et puis, soudain, elle cessa de trembler, morte.

Sur la lagune, M. Tanimoto trouva quelque vingt hommes et femmes. Il rangea le bateau le long de la rive et leur dit de se dépêcher de monter. Ils ne bougèrent pas et il se rendit compte qu'ils étaient trop faibles pour se soulever. Il se pencha et prit une femme par les mains ; la peau céda et vint sous ses doigts, par lambeaux énormes, comme un gant. Cette sensation éveilla en lui une telle nausée, qu'il, dut s'asseoir une seconde. Après quoi il sauta dans l'eau et, de si faible stature qu'il fût, porta jusque dans la barque plusieurs hommes et femmes, qui étaient nus. Dos et poitrines étaient visqueux sous la main et il se souvint non sans malaise des grandes brûlures qu'il avait vues durant la journée : jaunes d'abord, puis rouges et gonflées, la peau s'en allant en lanières ; et pour finir, sur le soir, suppurantes et répandant une infection. Du fait de la marée montante, son bambou était trop court maintenant, et il lui fallut pagayer presque d'un bout à l'autre du trajet. Sur l'autre rive, près d'une lagune plus haute, il souleva à nouveau les corps, escaladant avec eux la pente pour les mettre à l'abri de la marée. Il devait se répéter lucidement et continuellement : « Ce sont des êtres humains ». Il dut faire trois voyages avant de les avoir tous transportés sur l'autre rive. Quand il eut fini, il décida qu'il lui fallait absolument se reposer et il revint vers le parc.

Alors qu'il gravissait la berge noire, il marcha sur quelqu'un, trébucha, pendant que quelqu'un d'autre disait d'une voix irritée : « Attention ! Vous me marchez sur la main ». M. Tanimoto, tout honteux de faire mal à un blessé, confus d'être valide, se souvint soudain du navire-hôpital qui n'était pas arrivé (et ne devait jamais se montrer), et il fut pris un instant d'une rage aveugle et meurtrière à l'adresse de l'équipage de ce navire, puis des docteurs en général. Pourquoi ne venaient-ils pas au secours de tous ces gens ?

Le 10 août, à l'hôpital de la Croix-Rouge de Hiroshima, photo: MIYATAKE Hajime. Les terribles brûlures sur le visage et les bras montrent que ce garçon se trouvait face à l'éclair. Le 6 août, sur les cent cinquante médecins que comptait la cité, soixante cinq étaient déjà morts et presque tous les autres blessés. Sur mille sept cent quatre vingts infirmières, mille six cent cinquante quatre étaient mortes ou trop durement touchées pour s'employer activement. Au plus grand hôpital de la ville, celui de la Croix-rouge, six docteurs seulement, sur trente, pouvaient assumer leur fonction et dix infirmières, sur plus de deux cents.

[...] M. Tanimoto, après sa longue course et ses non moins longues heures de travaux de sauvetage, sommeillait fiévreusement. Lorsqu'il s'éveilla, aux premières lueurs de l'aube, il regarda en direction de la rivière et s'aperçut qu'il n'avait pas transporté assez haut sur la lagune, la veille, les corps putrescents et trop faibles des blessés. La marée recouvrait l'endroit ; ils n'avaient pas eu la force de bouger ; ils devaient être noyés à l'heure qu'il était. Il vit des corps qui flottaient au fil de l'eau.

[...] M. Tanimoto en voulait toujours furieusement aux médecins. Il décida que rien ne l'empêcherait, personnellement, d'en ramener un au parc Asano, par la peau du cou, s'il le fallait. Il traversa la rivière, passa devant le temple shintoïste où il s'était rencontré un bref instant avec sa femme, la veille, et poussa jusqu'au Champ de Manoeuvre de l'Est.

L'endroit était désigné depuis longtemps comme zone d'évacuation ; il avait donc toute chance, se disait-il, d'y trouver une ambulance.

Il en trouva une, effectivement, où opérait un groupe médical de l'armée, mais eut tôt fait de s'apercevoir aussi que les médecins de ce groupe étaient désespérément surchargés de travail : par milliers les patients gisaient, sur le champ de manoeuvre, devant l'ambulance, mêlés aux cadavres. Il n'en alla pas moins droit à l'un des majors et lui dit, sur le ton de reproche le plus sévère qu'il put : « Comment se fait-il qu'aucun de vous ne soit venu au parc Asano ? On a pourtant terriblement besoin de vous là-bas. »

Sans même lever la tête, sans s'interrompre dans son travail, le major répondit d'une voix exténuée :
- Mon poste est ici.
- Mais il y a des tas de gens qui se meurent sur l'autre rive.
- Notre premier devoir, rétorqua le major, est de prendre soin des blessés légers.
- Pourquoi, quand il est tant de blessés graves au bord de la rivière ? »
Le major passa à un autre patient.
- Dans une catastrophe comme celle-ci, dit-il, et il semblait réciter la théorie, la première tâche est de secourir le plus grand nombre possible de gens, de sauver autant de vies que possible. Il n'y a aucun espoir de sauver les blessés graves. Ils sont condamnés. Nous n'avons que faire d'eux.
- Vous avez peut-être raison du point de vue médical... » commença M. Tanimoto, puis reportant son regard sur le champ de manoeuvre où tant de morts gisaient, intimement mêlés et enchevêtrés à ceux qui respiraient encore, il se détourna sans achever sa phrase, furieux contre lui-même à présent. Il ne savait que faire. Il avait promis à certains des agonisants, dans le parc, de revenir avec un médecin ; ces gens, peut-être, mourraient avec le sentiment d'avoir été frustrés. Apercevant une cantine improvisée, à un bout du champ, il y alla, réclama des gâteaux de riz et des biscuits qu'il ramena, au lieu de médecins, aux gens du parc.