Le K27: un Tchernobyl sous-marin qui sommeille

Pour leurs premiers sous-marins atomiques, les Soviétiques et les Américains ont utilisé la technique du refroidissement des réacteurs par eau bidistillée extra-pure. Elle servait aussi au ralentissement des neutrons et à la production de vapeur.

L'eau bidistillée n'était toutefois pas considérée comme un fluide caloporteur idéal. Les instituts nucléaires, de part et d'autre de l'Atlantique, ont recherché un meilleur système.

Grande innovation, en 1968, les Américains ont équipé le Sea Wolf d'une pile dont le premier circuit était rempli de métal liquide. Ce fluide caloporteur présentait plusieurs avantages de taille. La mise en route de la pile ne durait plus six heures comme avec l'eau mais elle pouvait atteindre sa puissance nominale en moins d'une heure. Le sous-marin était donc opérationnel même amarré au quai. Deuxième avantage : à poids égal, les réacteurs à métal liquide étaient beaucoup plus puissants. Troisièmement, la pression dans le premier circuit, source constante de fuites et donc de forte radioactivité ambiante, diminuait d'une bonne dizaine de fois. Enfin, le rechargement des piles s'avérait plus simple.

Les Américains ont vite constaté que le métal liquide n'avait pas que des avantages. Il possédait un grave inconvénient : en toutes circonstances, même à quai, la température de l'alliage ne devait pas descendre au-dessous de 125°C, sinon le métal se solidifiait. A la moindre panne ou à la suite d'une erreur humaine, celui-ci pouvait se refroidir, notamment dans les ramifications des nombreux canaux annexes.

Voilà pourquoi après un bref service le compartiment des réacteurs du Sea Wolf a été découpé et remplacé par des piles classiques.

En URSS, les recherches en matière de métal réfrigérant liquide étaient menées sous la direction d'un éminent physicien dont le nom est longtemps resté inconnu du public, l'académicien Alexandre Leipounski. Bien évidemment, nous avons très vite constaté, tout comme les Américains, à quel point les inconvénients de ce système ne justifient pas ses avantages. Malheureusement, nous n'avons pas renoncé assez vite.

Un premier sous-marin doté de deux piles à neutrons intermédiaires réfrigérées par du métal liquide a été conçu dans le bureau d'études d'Alexandre Nazarov. Ce savant, comme tant d'autres constructeurs de talent, avait passé une dizaine d'années dans les goulags staliniens. Le prototype terrestre du réacteur a été essayé à Obninskoïé de février 1958 à septembre 1959 puis le sous-marin a été construit à Severodvinsk et mis à flot en avril 1960.

La commission chargée de son exploitation expérimentale était présidée par un sous-marinier expérimenté, le vice-amiral E. Kholostiakov. Son premier commandant était le capitaine de frégate Ivan Gouliaiev. A l'issue d'un programme d'essais exceptionnellement long et complexe, les deux hommes se sont vu attribuer le titre de Héros de l'Union soviétique.

Le navire a intégré la marine de guerre en novembre 1963 sous le nom de code opérationnel K27. Ce prototype servait surtout à tester les nouveaux équipements pour les réacteurs des sous-marins. Ce sous-marin expérimental a été mis à l'essai dans les eaux équatoriales. Le K27 n'a jamais navigué sous la banquise. Il n'a accompli qu'une seule mission de combat qui consistait à patrouiller en Méditerranée.

Quelques années après sa mise en exploitation, les techniciens et ingénieurs ont réalisé une première : le rechargement des zones actives des piles en maintenant le métal réfrigérant à l'état liquide.

Le nouvel agent caloporteur avait ses partisans enthousiastes non seulement dans les laboratoires de recherche et les bureaux d'études, mais aussi parmi les sous-mariniers. Alexeï Ivanov, aujourd'hui à la retraite et que je rencontre assez souvent, estime toujours que les avantages du métal réfrigérant liquide sont si considérables qu'il n'est pas exclu qu'on y revienne un jour lorsqu'on aura trouvé le moyen d'éliminer ses défauts. Alexeï Ivanov avait été affecté comme turbiniste puis ingénieur-mécanicien sur le K27 en sortant de l'École technique navale de Pouchkino, près de Leningrad. Il était si attaché à ce sous-marin dont il avait fait sa raison d'être qu'il faisait partie des deux équipages. Il vivait donc presque toute l'année à bord du K27. C'est par lui que j'ai appris l'accident survenu le 24 mai 1968, accident dont les effets peuvent être catastrophiques dans une échéance que tout le monde ignore, pour l'environnement dans le grand Nord et, partant, pour une grande partie de l'Atlantique.

Voici le récit qu'il m'a confié:

« Nous étions en mer ce 24 mai 1968. Le sous-marin commandé par le capitaine de vaisseau Pavel Leonov effectuait les vérifications et enregistrements des paramètres des piles en régime de marche forcée. Subitement, les indicateurs de puissance de la pile tribord sont devenus fous. Les aiguilles indiquaient n'importe quoi. Pendant que nous nous efforcions d'y voir clair, en quelques secondes, la puissance du réacteur bâbord est tombée à 7 % du niveau maximal où nous nous trouvions. « L'atomiste Dmitri Lokhman a immédiatement enclenché la sécurité. Malgré notre insistance, la pile refusait de remonter en puissance. Mes camarades et moi n'en connaissions que trop la raison. Lors des contrôles de routine effectués avant la sortie en mer, j'avais inscrit noir sur blanc dans le carnet de bord la phrase suivante : « Le compartiment des réacteurs n'est pas prêt à la navigation faute d'avoir effectué une régénération thermique de l'alliage. " Nous savions tous que cette opération était indispensable pour la simple raison que le plomb et le bismuth contenus dans les circuits avaient engendré des dépôts de boues et d'oxydes qui risquaient en s'accumulant de boucher les canalisations.

Tout comme les caillots de sang peuvent former des thrombus, ces résidus menaçaient d'obstruer, entre autres, l'orifice d'accès à la cartouche d'uranium. Dans ce cas-là, l'extraction de la chaleur cesse, alors que la température de la pile atteint 1 000 degrés centigrades. La cartouche se met à brûler, créant une puissante source de rayonnement radioactif. La protection biologique n'est plus d'un grand secours et tout le premier circuit est contaminé.

A bord du K27, les générateurs de vapeur bâbord fuyaient presque en permanence, au point que l'Institut physico-énergétique d'Obninsk avait interdit la navigation du sous-marin avant que ne soit effectuée la régénération de l'alliage qui permettait de supprimer les oxydes et les boues circulant dans les tuyaux. Toutefois, la réalisation de ce travail par une équipe spéciale devait prendre du temps. Il aurait donc été nécessaire de reporter d'une semaine une sortie en mer déjà prévue et organisée minutieusement par l'état-major. Changer le programme semblait impossible car plusieurs bateaux de guerre assurant notre protection croisaient dans la zone où nous devions naviguer et des avions avaient été affectés pour assurer les liaisons. En un mot, il nous était fortement déconseillé de différer la mission. Une amicale pression de la hiérarchie s'est exercée, et finalement, nous avons reçu l'ordre d'effectuer une sortie en mer " à titre dérogatoire " et officiellement pour vérifier le bon fonctionnement des appareils avant la mission principale. En clair, cela voulait dire sortez en mer comme on vous le demande puis, après, on procédera à la régénération des réacteurs comme vous le désirez.

Nous avions compris que c'était une manigance de plus pour nous empêcher de réagir.

Ce qui était enfantin à prévoir est arrivé. A la suite d'une fuite, le réacteur s'est mis en surchauffe, entraînant la destruction d'au moins 20 % des cartouches de combustible. L'activité gamma dans le compartiment est montée en flèche. Elle a atteint plus de 2 000 roentgens dans le bloc des réacteurs et dans une partie du poste central. Elle a été aussitôt suivie d'un jet de gaz radioactif qui s'est répandu dans les autres compartiments.

Le voyant de danger radiologique s'est allumé sur le pupitre de commande. Un dosimétriste a été envoyé dans le compartiment des réacteurs. Son appareil de mesure était gradué jusqu'à 100 roentgens/heure, l'aiguille s'est aussitôt immobilisée dans la zone rouge. Pris de terreur, le jeune matelot s'est sauvé en courant. L'alerte radiologique a été déclenchée. Suivant les consignes, nous avons étanché les compartiments pour entamer la lutte pour la survie du navire. Cependant, le sous-marin continuait sa navigation en plongée grâce à la pile tribord.

A quatre, le commandant Pavel Leonov, le second Guennadï Oumrikhine, le médecin Boris Efremov et moi, nous avons tenu conseil sur le comportement à adopter. Le commandant estimait, non sans raison, que le navire en plongée atteindrait plus vite sa base dans la baie de Iokagnga. Mais comme il nous fallait naviguer plusieurs heures, nous l'avons vite convaincu qu'il était indispensable d'émerger immédiatement pour aérer les compartiments et s'occuper du réacteur en panne.

Nous avons regagné la surface puis, à la vitesse de 15 noeuds, nous avons pris la direction de Gremikha, notre base.

Entre-temps, quatre hommes luttaient courageusement contre l'accident dans le compartiment des réacteurs : le lieutenant-chef Lokhman, les maîtres principaux Logounov et Petrov ainsi que le matelot breveté Serguienko.

A l'époque, nous hésitions toujours à annoncer un accident radiologique et les messages de Leonov n'indiquaient donc pas clairement qu'il s'agissait d'une panne de réacteur. Le commandement de la base n'a appris la vraie nature de l'accident que lorsque nous nous sommes trouvés à quelques milles du quai. Il nous a tout de suite proposé de rester en rade pour lutter contre le réacteur en surchauffe. Mais ni la situation technique, ni l'état du personnel ne le permettaient. Nous avons donc sans hésitation pris la direction du quai où nous avons amarré le K27. Curieusement, alors que la radioactivité atteignait des taux considérables dans le compartiment des réacteurs et aux alentours, il ne dépassait pas, à la surface de la coque, les normes admises normalement.

Nous étions 124 hommes, dont 27 officiers à bord. Nous avons tous reçu des overdoses. Douze personnes ont pris de 600 à 1 000 roentgens. Nous avons été hospitalisés, selon la gravité des cas, à Gremikha, à Severomorsk ou à Leningrad tandis que le sous-marin était pris en charge par l'équipage de réserve.

Cette négligence coupable de l'état-major qui n'avait pas suivi nos mises en garde et avait préféré risquer nos vies plutôt que de bouleverser son programme a coûté la vie de 5 marins. Un matelot est mort étouffé dans son masque à gaz. Le dosimétriste qui, le premier, avait pénétré dans le compartiment irradié mourra à l'hôpital. Il sera impossible de sauver le maître principal Petrov et le matelot breveté Serguienko. Quant à la dernière victime, elle n'aura pas vu la mort venir. Au moment de l'accident, le maître principal Voevoda se reposait dans le poste central. Il était assis derrière les gyrocompas sans se douter que les rayons avaient déjà atteint son corps et que son sort était décidé.

Le maître principal Logounov, chef d'équipe des matelots du compartiment des réacteurs, a pris la plus forte dose car c'est lui qui est resté le plus longtemps près de la pile. Pourtant, sa volonté de vivre exceptionnelle lui permettra de rester parmi nous. Il vit toujours, même s'il a perdu tour à tour ses deux jambes dans son combat contre la mort.

Après notre hospitalisation, nous avons obtenu une convalescence puis un congé de deux mois nous a généreusement été accordé. Suivant l'état d'irradiation de chacun, il existe une période pendant laquelle les marins ne peuvent avoir accès aux sources de radioactivité. Pour moi, il était d'environ un an. Chaque membre d'équipage, à l'échéance du délai qui lui avait été attribué, était examiné par une commission qui décidait s'il était toujours apte au service à bord d'un sous-marin atomique. Je dois dire que tous ceux qui n'avaient plus envie de naviguer ont pu quitter honorablement la marine. »

Ivanov, qui m'a raconté cette histoire, vit aujourd'hui de sa modeste retraite de capitaine de frégate. Comme les autres sous-mariniers irradiés, il n'a pas reçu de certificat correspondant et ne bénéficie d'aucun avantage. C'était dans l'ordre des choses. Seul le submersible devait avoir un sort exceptionnel.

A Gremikha, le K27 est resté arrimé à quai. Comme les autorités ne savaient trop comment s'y prendre et ne voulaient surtout pas perdre ce sous-marin, une solution d'attente a été adoptée. Ils ont décidé que le réacteur bâbord accidenté serait réchauffé en permanence par la vapeur produite par la pile tribord afin d'éviter la solidification du métal réfrigérant. Ils ont ensuite rétabli les systèmes de protection bâbord et effectué la décontamination des compartiments. Tout cela ne pouvait être que provisoire. Il fallait maintenant trouver une solution technique permettant la remise en service du submersible.

Les recherches de cette solution ont pris.., j'ose à peine le dire... plus de treize ans!

Pendant treize ans, jour et nuit, le réacteur bâbord du K27 a été réchauffé artificiellement en insufflant de la vapeur brûlante sur ses canalisations.

Pourquoi une telle aberration? Les causes sont multiples. Voici d'abord les avantages que le commandement de la Flotte essayait de tirer du sous-marin accidenté, arrimé au quai.

Jusqu'en décembre 1973, le K27 a été utilisé comme un véritable banc d'essai. Des expériences multiples étaient pratiquées sur lui. Elles portaient principalement sur les différents procédés de décontamination. Ils ont, par exemple, expérimenté une fameuse pellicule qui devait envelopper les surfaces radioactives et qui, une fois enlevée, supprimait la contamination. Le submersible était surtout accaparé par les physiciens.

Quand il est devenu clair qu'il serait impossible de récupérer la pile en panne, elle fut déconnectée du réacteur tribord qui jusqu'alors avait continué de la chauffer à coups de vapeur brûlante. Le métal s'est solidifié et la pile s'est refroidie à jamais, pensait-on! Puis, quelques chercheurs se sont demandé s'il ne serait pas possible de réchauffer le métal réfrigérant. C'était la grande question qui conditionnait l'avenir de ce type de matériel.

Il n'était pas facile de décider cette expérience tant les risques de radioactivité étaient grands. Pour étrange que cela puisse paraître, les techniciens ont réussi en prenant des risques maximaux à réchauffer le métal réfrigérant et la pile put être rallumée quelques jours. L'expérience s'était révélée probante mais ce n'était qu'une expérience et les ingénieurs ont compris que le jeu n'en valait pas la chandelle. Que fallait-il donc faire du sous-marin et de ses réacteurs en panne?

En décembre 1973, il fut décidé de retirer le navire accidenté du territoire de la base. Le K27 a été remorqué jusqu'aux chantiers navals de Severodvinsk où il avait été construit. Les expériences à bord ont pratiquement pris fin tandis que l'équipage a été réduit au minimum pour permettre le maintien du navire à flot et prévenir les risques d'incendie. Et après?

Le sort du sous-marin était décidé à Obninsk, à l'Institut physico-énergétique. A deux reprises, Anatoli Ivanov s'y est rendu pour participer à la discussion. La durée de vie moyenne d'un submersible est de vingt-cinq ans. Le K27 avait déjà plus de vingt ans. Dans tous les cas de figure, il était clair qu'il faudrait bientôt l'enterrer. Mais comment? Creuser une fosse dans des rochers, solution assurant une sécurité maximale, revenait trop cher. Il ne restait donc que le procédé maintes fois éprouvé : la noyade. Après force débats entre physiciens, médecins, marins et fonctionnaires des services publics, la décision a été adoptée dans le plus grand secret.

Ingénieur-mécanicien du K27, Anatoli Ivanov a vécu l'accident du 24 mai 1968 au cours duquel un réacteur du sous-marin s'est emballé. Le 6 septembre 1981, il fera aussi partie de la petite équipe chargée de couler le submersible dont personne ne savait que faire.

Pourtant, tout le monde savait que, dans le cas des réacteurs à neutrons intermédiaires, il suffit qu'un verre d'eau pénètre à l'intérieur de la zone active pour qu'une réaction se déclenche. Les techniciens ont affirmé avec une belle unanimité que la construction de la pile avait été telle qu'en théorie toute réaction s'arrêterait d'elle-même en peu de temps. Le gratin de la marine soviétique et les apparatchiks ont donc décidé que le risque d'explosion atomique n'existait pas et le sous-marin a été remorqué près des chantiers pour qu'on le prépare à son ultime voyage.

Dans le compartiment des réacteurs, les barres et les dispositifs de commande ainsi que les chambres d'ionisation ont été démontés, tous les orifices bouchés et la zone active des réacteurs a été remplie d'un alliage de plomb et de bismuth. Après quoi du fourfourol a été injecté dans les espaces vides du compartiment des réacteurs. Ce mélange, en se solidifiant, se transforme en pierre. Enfin, le reste du compartiment, sur une longueur de 9 mètres environ, a été couvert de bitume.

Les matelots ont alors préparé le K27 pour une sortie en mer. Comme les citernes de ballast n'étaient plus étanches, elles furent remplies de bulles plastique pour éviter que le submersible ne coule pendant le remorquage.

Le 1er septembre 1981, deux bateaux se sont approchés du quai où le sous-marin était amarré. Le premier l'a pris en remorque, l'autre suivait à faible distance pour surveiller l'opération. Depuis Severomorsk où il a vu le jour, le K27 a appareillé pour sa dernière croisière.

Le submersible n'avait pour équipage que le personnel indispensable, c'est-à-dire une quinzaine de personnes : hommes de barre, électriciens, dosimétristes. Il était commandé par Leonid Barenblat, chef du service de flottabilité tandis que toute l'opération était effectuée sous les ordres du capitaine de vaisseau Viatcheslav Solnychkine, chef de l'étatmajor de brigade.

L'ingénieur-mécanicien du K27, Alexeï Ivanov, qui à cette époque commandait le sous-marin, participait à cette mission. Lors de l'accident de 1968, il avait reçu plus de 300 roentgens mais, une fois rétabli, il avait réintégré son poste.

Il m'a raconté confidentiellement comment s'est déroulé le coulage du K27 et m'a autorisé à publier son récit.

« Comme la vitesse de remorquage d'un sous-marin est de 4 à 5 noeuds, nous avons mis plusieurs jours pour traverser la mer Blanche et atteindre celle de Kara. Le 6 septembre, nous nous sommes approchés de la côte orientale de Novaïa Zemlia dans la zone où gisaient déjà, quelque part au fond de l'eau, 1 850 fûts remplis de déchets radioactifs solides.

Pour couler le K27, la baie de Stépovoï avait été désignée : une lagune s'enfonçant de 2 kilomètres environ dans l'île. Un des caps qui l'enserrait était prolongé par un rocher plat et long dont la forme évoquait un navire d'escorte. " Il sera bien gardé, notre sous-marin! " a plaisanté le dosimétriste.

C'est ici, à 3 000 mètres au large de l'archipel de Novaïa Zemlia, en face de la baie de Stépovoï, que repose le K27

C'était en septembre, belle saison pour les régions polaires. Les collines basses de Novaïa Zemlia nous apparaissaient couvertes de taches vertes et rousses. La neige n'était visible que dans les dépressions. Nous apercevions des ruisseaux qui se frayaient un passage vers la mer.

Le remorqueur a tiré le sous-marin jusqu'à l'endroit où il devait être coulé. Nous étions à 300 mètres environ de la côte. Ma montre indiquait 7 heures précises. A partir de ce moment-là, tout s'est déroulé très vite.

Les câbles de remorquage furent détachés et quatre matelots ont ouvert les soupapes de prise d'eau. A 11 heures 5, les citernes de ballast ont commencé à se remplir.

J'ai été le dernier à quitter le navire. J'avais un pincement au coeur car toute ma vie avait été consacrée à ce sous-marin. Je suis monté sur la passerelle, j'ai détaché le drapeau que j'ai soigneusement plié et emporté. Depuis le remorqueur, mes collègues, avec force gestes, me pressaient de partir.

J'ai sauté dans le canot. Le corps d'acier du sous-marin que je connaissais centimètre par centimètre se balançait, confiant, à un mètre de moi. Je l'ai embrassé et je n'ai pas pu retenir une larme. Autour de moi, personne n'a souri.

Mais le K27 avec ses 4 400 mètres cubes de tirant d'eau n'était pas pressé de couler. Il basculait de plus en plus vers l'avant qui s'est enfoncé puis il s'est immobilisé dans un angle de 50 degrés, l'empennage en l'air. Il était évident que sa proue venait de toucher le fond. En fait, la profondeur à cet endroit n'était que de 33 mètres.

Il était impensable de laisser le navire dans cette posture. Alors le remorqueur a" marché ", comme on dit dans la marine, sur l'empennage pour enfoncer la coque dans l'eau. Le neuvième compartiment, celui de poupe, qui restait sec, s'est rempli d'eau en quelques secondes. La mer a englouti le sous-marin. Il était 15 heures 32, ce 6 septembre 1981.

Malgré l'interdiction formelle des services de sécurité intérieure de l'armée, notre chimiste-dosimétriste avait photographié toutes les étapes de la noyade du submersible. De retour à Severodvinsk, il a tiré des épreuves que j'ai tenues entre mes mains. Durant toute une soirée, nous les avons examinées tous les deux. Peu après, le chimiste a été convoqué par "qui de droit" et il a été contraint de restituer les photographies et les négatifs ont été détruits. »

Voilà le récit précis que m'a fait le très crédible commandant Alexeï Ivanov. Il a noté dans son carnet les coordonnées exactes de l'enterrement du K27: 72°3l'28° de latitude Nord et 55°30'08° de longitude Est. L'emplacement du sous-marin par rapport à la direction nord est de 105°.

On se demande quels sont les risques de réveil d'un réacteur à neutrons intermédiaires emprisonné dans un sarcophage. Rappelons que pour le déclenchement d'une réaction en chaîne, il suffit qu'un verre d'eau, ce qui ne manque pas dans l'environnement du K27, pénètre dans la zone active.

Ces deux composantes du mélange explosif sont séparées par une couche d'alliage eutectique de plomb et de bismuth, par plusieurs couches d'acier inoxydable au carbone, par une couche de plomb, une de bitume, enfin par le mélange solidifiable.

Les acteurs de l'opération estiment que les précautions prises assurent au sarcophage une réserve de temps égale à mille ans et qu'une explosion nucléaire dans le réacteur est exclue, mais pas une explosion thermique. De plus, comme à Tchernobyl, tout cela n'est que théorie. Combien de fois la pratique a réfuté des doctrines confirmées pendant des décennies!

Il suffirait qu'un seul élément assurant la sécurité ait été négligé pour que les calculs théoriques soient balayés par un réacteur déchaîné. Quand on connaît les pratiques qui avaient cours dans la marine soviétique, il n'est pas irréaliste d'imaginer qu'une négligence de taille ait pu se glisser quelque part dans la fabrication du sarcophage.

Extrait de: La dramatique histoire des sous-marins nucléaires soviétiques
de Lev Giltsov, Nicolaï Mormoul et Leonid 0ssipenko,
chez Rober Laffont, collection "Vécu", 1992.