Le Temps (Suisse), 21/1/2009: 

Accident nucléaire en 1969 - Lucens, le rêve nucléaire fondu

Le 21 janvier 1969, il y a juste 40 ans, un élément du réacteur entra en fusion, entraînant l'arrêt de la centrale d'essais et la mort d'une filière suisse. Grave accident ou simple avarie?

Lucens, mardi 21 janvier 1969, 4 heures du matin. La montée en puissance commence dans la caverne de 25 mètres de haut et 20 de diamètre creusée dans la colline. A l'extérieur, le temps est typique de la Broye: brume épaisse, vent nul. Arrêté depuis l'automne 1968 après avoir fonctionné sans problèmes majeurs pendant trois mois à sa puissance thermique nominale de 30 mégawatts, le réacteur expérimental de Lucens entame une nouvelle phase d'essais. Il porte les espoirs de la «filière nucléaire suisse», à eau lourde. Celle-ci est incarnée par la Société nationale pour l'encouragement de la technique atomique industrielle (SNA), créée en 1961.

Trop humide, le circuit primaire a subi un séchage à chaud les deux jours précédents. Au début, tout se passe bien. Vers 6 heures 15, les opérateurs de la salle de contrôle constatent «un petit défaut sur la surveillance cyclique des températures du gaz» et «un fort bruit de fond sur quelques canaux de la détection de rupture des gaines». Mais tout semble rentrer dans l'ordre en fin de matinée. La puissance est augmentée de 9 à 12mégawatts.

Dix-sept heures 20. La pression du circuit primaire chute soudainement, indiquant que le gaz carbonique caloporteur s'est échappé dans la caverne. Les instruments signalent une importante augmentation de radioactivité dans l'enceinte confinée. Simultanément, une importante perte d'eau lourde montre que la cuve en aluminium du modérateur est endommagée.

En quelques secondes, l'arrêt d'urgence est activé par chute des barres de commande dans le coeur du réacteur. Les clapets de ventilation sont fermés, la caverne isolée. Dans le poste de commande, les 7 à 8 opérateurs de quart appliquent la procédure d'urgence adéquate et rappellent l'équipe qu'ils viennent de remplacer. Une bouffée d'inquiétude les saisit: un badge manque au tableau contrôlant que personne ne se trouve dans la caverne du réacteur. Fausse alerte, on réalise à temps qu'il appartient à une laborantine qui a oublié de l'y raccrocher.

Dix-sept heures 40. Jean-Paul Buclin, directeur technique de la centrale, est à Würenlingen (AG) pour une séance de la commission de sécurité nucléaire quand il est averti par téléphone. Pendant une demi-heure, alors que personne ne se doute de rien dans la salle, il repasse en détail les événements et les procédures d'urgence avec la salle de contrôle. «Il s'agissait de se concentrer, dit-il aujourd'hui. Nous avons décidé une vidange rapide de l'eau lourde et sauvé 20 millions de francs en un quart d'heure.»

Puis il fait arrêter un train direct à Brugg (AG) et... s'y assoupit un moment. «Cela vous étonne? Les mesures à prendre l'avaient été. Je n'ai pas un tempérament à paniquer. Quand j'étais étudiant, le jour de mon deuxième examen propédeutique à l'EPFZ, j'avais prié mon père de me réveiller à temps.» Jean-Paul Buclin arrive à Lucens à 21h30. Entre-temps, de la radioactivité s'est propagée dans la galerie d'accès, le personnel a revêtu masques et tenues de protection.

A 21h45, le refroidissement du réacteur est «en bonne voie». Dans le couloir d'accès, les compteurs Geiger se calment. Le Centre d'information de la gendarmerie à Lausanne est avisé. De minuit à trois heures du matin, des experts de l'inspectorat de Würenlingen vérifient et copient tous les enregistrements tandis que ceux de l'Université de Fribourg mesurent la radioactivité des alentours et n'observent aucune augmentation anormale. A 6h30 du matin, un communiqué de presse est rédigé.

Dans la «petite cité de Lucens, endormie à son rythme habituel, écrira la Nouvelle Revue de Lausanne, les assurances prodiguées ont pleinement rassuré la population» qui a passé «une nuit comme les autres, confiante qu'elle est à la fois dans la science et ses dompteurs».

Tels sont, reconstitués avec les archives d'EOS, les événements qui se sont déroulés le 21 janvier 1969. L'accident de Lucens n'en est pas moins un des dix plus sérieux du nucléaire civil dans le monde, classé 4 sur les 7 degrés de l'échelle [médiatique] internationale Ines. Il a signé l'arrêt de mort de la «filière suisse». Dans les années qui ont suivi, la population a perdu confiance dans «la science et ses dompteurs». Aujourd'hui encore, des sites internet classent (à tort) Lucens juste en dessous de Tchernobyl.

Jean-Paul Buclin, lui, reste de marbre: ce fut une «avarie», parfaitement maîtrisée de surcroît. Le rapport d'enquête officiel, publié en 1979 seulement, s'étend sur les causes techniques de l'accident et passe rapidement sur la question qui touche le plus les citoyens: à quel risque la population a-t-elle été exposée, y a-t-il eu contamination?

La réponse est non. Des mesures effectuées la nuit même et par la suite, il ressort que le niveau de radioactivité du voisinage n'a pratiquement pas varié du seuil naturel. Même le début de contamination observé dans le couloir d'accès juste après l'accident s'est révélé être le fait de deux isotopes dont la durée de demi-vie n'excédait pas trois heures. Vérifications faites à l'hôpital cantonal de l'Ile à Berne, le personnel n'a pas été mis en danger. Il n'y a eu aucun blessé. Pendant la phase de décontamination du réacteur qui a suivi l'avarie, les filtres - contrôlés - ont joué leur rôle.

Pourtant, sur Internet, l'Atlas de la mortalité par cancer en Suisse des professeurs Schüler et Bopp, qui relève une augmentation des cancers de l'intestin dans la Broye entre 1970 et 1990, est cité pour mettre en doute la version officielle.

Contacté par Le Temps, le professeur Matthias Bopp, coauteur de l'Atlas, répond ceci: «Chez les hommes la surmortalité générale dans la Broye a les mêmes composantes que dans les régions voisines, soit des maladies reliées à la consommation d'alcool, accidents et cancer du poumon. Chez les femmes, les cardiopathies étaient la cause des décès supplémentaires. Il est donc impossible de déduire un lien avec l'avarie nucléaire de 1969, d'autant plus que le cancer de l'intestin ne fait pas partie des cancers suspects d'être causés par irradiation.»

La petite taille du réacteur (cent fois moins puissant que les centrales actuelles) et son confinement limitaient d'ailleurs les risques. Mais pourquoi a-t-il fondu? L'enquête a rapidement cerné la cause. L'humidité de la caverne et des joints non étanches avaient provoqué une accumulation d'eau qui avait corrodé - et obstrué - les gaines en magnésium de quelques éléments de combustible pendant la période d'arrêt, en particulier le N° 59 (sur 73). Par mesure d'économies, on avait renoncé à installer des capteurs sur chaque élément pour l'ausculter en permanence en cours d'essais.

L'enquête mit aussi en évidence le mauvais fonctionnement de deux «soufflantes», déjà constaté auparavant. Des réserves techniques avaient été exprimées à leur sujet par le constructeur AGL et l'exploitant. Les autorités les connaissaient, mais avaient pourtant délivré le permis d'exploiter, estimant que l'excellent confinement du réacteur et la formation du personnel justifiaient ce manquement à la sécurité.

Si l'accident fut maîtrisé, on ne peut en dire autant du processus de décision qui a abouti à l'échec de Lucens. Un beau sac de noeuds d'intérêts divergents, que décrit l'historien économique Tobias Wildi*. En réalité, le rêve d'une filière nucléaire helvétique indépendante était moribond bien avant l'accident. C'était mal parti dès 1945, quand le chef du département militaire Karl Kobelt, rêvant d'une bombe atomique suisse, noyauta la première commission d'études sur le nucléaire [Lire: Quand la Suisse courait après la Bombe, Science & Vie n°953, février 1997, en Pdf]. Jamais par la suite, relève Wildi, la Confédération ne se dota de compétences techniques suffisantes pour piloter un projet dans lequel elle investit pourtant plus de 100 millions de francs - davantage qu'elle ne l'avait jamais fait pour aucune autre politique industrielle.

Pourquoi la filière de l'eau lourde avait-elle été choisie, alors que ses limites apparaissaient déjà ? Parce qu'elle utilisait un uranium non enrichi, qu'on espérait à l'époque trouver dans les Alpes. L'éternel rêve autarcique. Ce rêve commença à se dissiper dès la constitution de la SNA, la société censée réunir toutes les forces vives du pays et les trois projets concurrents qui avaient sollicité l'aide publique.

Sceptique dès le départ, Brown Boveri se rallia en 1963 à la filière concurrente américaine de réacteur à eau pressurisée. L'entreprise électrique NOK lui emboîta le pas l'année suivante pour construire Beznau. Le coup de poignard final fut porté par Georg Sulzer le 25 avril 1966, quand il annonça à ses actionnaires que son entreprise renonçait à construire des réacteurs atomiques, alors que celui à l'eau lourde retenu pour Lucens était l'idée de Sulzer!

Sur le chantier même de la Broye, victime de la surchauffe économique, le consortium Züblin Losinger et Zschokke n'avait délégué que 50 ouvriers quand on lui en demandait 150. Fissures et surcoûts s'enchaînaient.

A l'assemblée générale de la SNA en 1966, son vice-président Aymon de Senarclens dénonça des «luttes médiévales» et prononça ces mots prémonitoires: «Que diront nos successeurs du gâchis qui risque d'en résulter ? En cas d'échec, nous donnerions un spectacle qui nous rendrait ridicules tant aux yeux de l'étranger qu'aux yeux de nos successeurs.»

S'il souligne lui aussi les «causes institutionnelles» de l'accident, Jean-Paul Buclin est plus positif: «Jamais on n'aurait acquis une expérience aussi complète, rapide, et au fond peu coûteuse sans Lucens. Il n'y a aucune raison de se gêner de cette aventure.» Des 80 personnes qui travaillaient à la centrale, quelques dizaines se voient encore une fois l'an. Quant à la Suisse, il n'est pas sûr qu'elle ait tiré les leçons de l'accident quant à sa façon de gérer de grands projets industriels.

 

*Tobias Wildi, «Der Traum vom eigenen Reaktor, Die schweizerische Atomtechnologie-Entwicklung 1945-1969», Ed.Chronos, 2003.